Mais
c'est certainement pour les dépenses de " la table
" que, à des échelons très divers de cette société,
l'on jette l'argent sans compter. La gourmandise, signalée
dès l'époque du directoire et pendant le Consulat, comme
un trait marquant de la nouvelle société, reste, sous
l'empire, le plus courant des péchés capitaux.
Lorsqu'on
connaît "les bonnes adresses", on se procure en
une demi-heure, si l'on a quelque argent, les éléments
d'un fin repas. La boutique de Chevet ne désemplit pas,
d'autant qu'elle est fort étroite ; on y livre, en
particulier, des perdrix du Périgord, des mauviettes de
Pithiviers, des foies gras de Toulouse et un certain bœuf
fumé de Hambourg qu'on est tenté de proclamer
"divin". Divines aussi les confiseries de
Berthelemot ou de Lemoine ; mais c'est au Fidèle Berger
que l'on trouve ces bonbons qu'a, cinquante ans
auparavant, inventés le cuisinier des Choiseul-Praslin
– les pralines – et ce n'est qu'au Grand Monarque que
l'on achète "le roi des chocolats".
Même
si l'on n'a pas recours à Chevet et à ses concurrents,
Hyrment, Corcellet et autres, on peut, chez soi, faire de
petits festins. La bourgeoisie modeste ne s'en prive pas.
On peut se nourrir largement et finement à assez bon
compte. La bonne Madame Moitte note toutes ses dépenses :
nous savons donc qu'un pot-au-feu de 8 livres se payant 5
francs, un kilo de jambon 2 fr 50, on a, pour 30 sols, un
perdreau, pour 60 un poulet ou un canard. Il ne lui en coûte
que 3 francs pour offrir une belle poularde aux amis de
Moitte ; elle paie les artichauts 8 sous la pièce, un œuf
frais 3 sous; elle achète du beurre fin pour 1 fr 80 sols
la livre et, dans ces conditions, elle peut régaler
copieusement ses amis : un repas hebdomadaire composé
d'une soupe grasse, de radis, beurre et cornichons, de
bouilli, de deux poulets, de petites pâtes, de côtelettes,
d'une poularde aux truffes, de deux perdreaux, d'une
salade, de choux-fleurs, d'une charlotte avec biscuits de
Savoie et tartelettes, de fromages et de confitures. Tout
naturellement suivent le café et les liqueurs et, comme
on peut encore avoir faim, "des petits biscuits, des
bonbons et des conserves de pêches", tout cela arrosé
de vins appréciables.
De
l'époque du Directoire, il est resté à beaucoup des
Parisiens, une habitude que n'avaient jamais même pu
concevoir – et pour cause – les gens de l'ancien régime
: celle des repas aux
restaurants. Les restaurants ont très rapidement
connus une vogue qui en a amené la multiplication, ainsi
que le pullulement des cafés où, souvent, l'on trouve
aussi à manger. Les enseignes de Naudet, Véry, les frères
provencaux, Beauvilliers, Champaux, les cafés Foy, de
Valois, Corazza, Lemblin, de la Rotonde sont renommées à
Paris, mais aussi dans le Pays où les provinciaux
rapportent de Paris, à ce sujet des propos exaltants.
C'est qu'ils servent à leurs clients des menus copieux,
variés et succulents. La "carte de Véry"
est célèbre avec ses "deux cents mets". On
s'approche de l'établissement l'eau à la bouche;
"Il faut voir nos gourmands, l'œil brillant, les
narines frémissantes, l'estomac déjà dilaté, écrit
Jouy, se pencher sur l'interminable liste des plats".
Un
autre grand plaisir de cette société,
c'est la danse. Une véritable dansomanie
née à Paris au lendemain même de Thermidor et qui
durera tout au long de l'empire : l'on danse dès que l'on
est plus de quatre. La cour danse, les gros et petits
bourgeois dansent, et, dans le peuple même, toute fête
se traduit immédiatement par la danse. Ce ne sont pas
seulement les jeunes qui se livrent éperdument à ce
plaisir, mais les gens de tout âge. Napoléon d'ailleurs,
est, ici, tout à fait consentant : s'il danse mal, il
aime qu'on danse, des Tuileries au Vauxhall. Il préfère
voir ses sujets se passionner pour les entrechats que pour
la politique et, il trouve fort mauvais que les prêtres
prêchent contre les bals populaires. Un peuple qui danse,
dirait-il, n'est pas prêt de s'agiter.
Ce
qui préoccupe
plus l'Empereur, c'est la recrudescence de la prostitution
en cette année 1812, il écrit à Savary : "Les
filles de joie inondent les carrefours et de nouvelles
maisons de prostitution ont été ouvertes. Réprimez
l'audace de ces misérables et faites
en sorte que le mal au lieu d'augmenter, diminue".
Un
vice continue à dépraver une partie de cette société
parisienne, celui du jeu, une folie du jeu que Napoléon a
tenté de régulariser par l'établissement de la Ferme et l'obligation de l'autorisation pour les maisons de jeu.
Mais à côté des maisons comme la Ferme,
des maisons clandestines s'ouvrent, où plutôt
s'entrouvrent, remplies par un public
interlope. Toutes les classes parisiennes se ruent
autour des tapis verts. Au
Palais-Royal les trois maisons autorisées connaissent,
chacune, un public très différent, "depuis le n°
113 qui reçoit des
ouvriers dans leurs tenues de travail jusqu'au n° 124
où l'on est au contraire, fort difficile pour la
tenue". Comment d'ailleurs, s'étonner de voir, tous
les soirs, les cent salles de jeu déborder de clients
lorsque l'on sait que la dévorante passion sévit jusque
dans les maisons les plus respectables ? Dans tous les
salons – des plus hauts aux plus modestes – on joue
avec passion – ne serait ce qu'à 1 sol la fiche.
C'est
là, comme ailleurs, que se traduit cette démesure
qui, après les excès de la Révolution se révèle dans
la nouvelle société et dont Bonaparte a rêvé de guérir
la nation.
A suivre : Les distractions de Paris