Une
affaire criminelle dans l'Aube en 1884
"L'erreur
de BONARDI"
Suite
et fin
La neige s'était mis à tomber sur Romilly le samedi
soir. Et en ce lundi 9 février 1885, BONARDI n'avait pu
aller travailler. Son logeur, le père JOLLY, rapportera
qu'il s'était cependant levé aussitôt que d'habitude,
et qu'il l'avait aidé à réparer un vieux coffre, dont
un pied était pourri. Puis, en fin de matinée, il avait
quitté la maison.
On
le retrouva un peu plus tard, en milieu d'après-midi, au
café LACOUR, attablé avec son ami Joseph OMIS, le
cordonnier. OMIS levait volontiers le coude, et vers cinq
heures de l'après-midi, tous deux avaient les yeux
brillants lorsqu'un homme entre et se fraya un chemin à
travers le café. Il portait en bandoulière un grand sac
de cuir, et il s'arrêta à chaque table, alignant devant
les consommateurs de magnifiques couteaux, tout droit
sortis des ateliers de Thiers…
-
Achetez-moi mes couteaux messieurs, achetez-moi mes
couteaux…
L'homme,
un nommé Jean PERIERE qui vendait qui vendait
habituellement sa marchandise sur les foires et les marchés,
s'arrêta également devant BONARDI. Il posa, là aussi,
plusieurs couteaux sur la table :
-
Allez, la maçonnerie, on a toujours besoin d'un couteau
dans le métier…
BONARDI
regarda l'homme un instant, puis posa les yeux sur les
lames effilées… Il semblait absent, perdu dans ses pensées.
Brusquement, il en désigna un du doigt, un superbe
couteau de berger avec un manche en os…
-
Combien, celoui-là ?
- Quinze sous, la maçonnerie. Et c'est donné à ce
prix-là…
- Douze, marchanda
BONARDI.
-
Alors douze et un verre de vin… Tope là…
***
BONARDI
ne réalisa pas tout de suite qu'en sortant du café il
avait pris sans réfléchir le chemin menant au quartier
des Maisons Brûlées, là où restait Zéphir COGNON. Il
pouvait être sept ou huit heures, la nuit était tombée.
Malgré l'ivresse, l'Italien marchait d'un pas ferme et décidé,
sinon assuré. Il avait la main droite dans la poche de
son paletot et cette main tenait le couteau de berger…
BONARDI rejoignit la route de Troyes, traversa un peu plus
loin la rue du Marais, et atteignit l'embranchement du
sentier conduisant à la cité Raverdeau, où se dressait
la maison de son ennemi juré…
Il
se heurta, une fois de plus, à cette fameuse palissade
et, la porte du jardin étant verrouillée, il se mit à
hurler mêlant le français à sa langue maternelle, réclamant
et envoyant à la fois au diable Zéphir COGNON, lui
promettant, à lui et à sa maison, les pires châtiments...
Entre autres, il jura de reboucher le puits et de mettre
le feu aux bâtiments... En fait, sans même entendre la
femme COGNON qui, de sa fenêtre, lui criait que son mari
n'était pas là, il commença par arracher les planches
de la clôture. Il écumait, crachait, roulait des yeux
exorbités, déversant là toute la colère qu'il avait
contenue pendant de longs mois…
Puis
il traversa le jardin, se dirigea vers la maison tandis
qu'Eloïse COGNON commençait à appeler au secours…
BONARDI s'arrêta près d'une cabane de bois, en fait les
cabinets d'aisance. Il frappa de la main sur les planches,
voulut ouvrir la porte, la poussa au lieu de la tirer et
crut COGNON à sa portée… Il se cala l'épaule contre
un montant, s'arc-bouta, et d'une seule poussée…
renversa les cabinets…
COGNON n'y était pas. Quant à BONARDI, il se cogna si
violemment la tête contre une poutre qu'il s'assomma à
moitié. Et pendant quelques secondes, le silence revint.
La femme COGNON en profita pour tenter de se faire
entendre :
-
Puisque je vous dis que Zéphir n'est pas à la maison,
allez-vous en, BONARDI, vous ne le verrez pas…
Comment,
vu son état, l'Italien put-il entendre, et surtout
comprendre ces paroles ? Nul ne le sait. Toujours est-il
qu'il se releva, et à travers ses hurlements qui avaient
repris de plus belle, on put saisir qu'il
"allait
l'attendre, le Zéphir…"
Et
pendant une vingtaine de minutes, il ameuta encore le
quartier de ses cris ; puis la fatigue et l'alcool commencèrent
à faire effet et BONARDI, plutôt que d'aller et venir en
gesticulant dans la rue, décida de s'asseoir dans le fossé.
Se hurlements s'espacèrent un peu. Et à n'en pas douter,
il eût suffi d'un quart d'heure de plus pour que BONARDI
s'endormit là…
***
Mais
ce fut le moment que le destin choisit pour faire entrer
en scène Louise ROUGETET, qui revenait de faire des ménages
avec sa fille Etiennette. Toutes deux n'étaient déjà
pas trop rassurées, chaque soir, d'avoir à traverser ce
quartier désert ; aussi s'arrêtèrent-elles net, à
cinquante mètre de la maison des COGNON, en entendant les
beuglements de BONARDI. Et pourtant il allait bien
falloir, pour regagner leur domicile, passer devant
l'Italien…
C'est
alors que les rejoignirent le sieur CAIN, Zéphir CAIN,
bonnetier lui aussi, et sa jeune épouse : CAIN avait
quarante-trois ans et Clémentine, sa jeune épouse, tout
juste vingt-six… Eux aussi avaient été intrigués par
les cris de l'Italien, et ils vinrent aux nouvelles auprès
de la femme ROUGETET, Louise comme l'appelait CAIN,
puisque s'ils n'étaient pas du même milieu, ils avaient
grandi dans le même quartier.
-
Mais que vous arrive-t-il, Louise, et quels sont ces cris
? …
Ce
fut Eloïse COGNON, qui avait enfin osé sortir de sa
demeure, qui lui raconta la colère de l'Italien, ses
menaces, et l'embarras où se trouvait la femme
ROUGETET de ne pouvoir rentrer chez elle…
- Mais qu'à cela ne tienne, Louise, qu'à cela ne tienne,
je n'en ai pas peur, moi, de votre BONARDI, se vanta Zéphir
CAIN, la moustache déjà frémissante de l'exploit qu'il
allait accomplir devant sa jeune épouse…
Je
vais vous faire traverser, et qu'il y vienne, cet Italien,
il trouvera à qui parler…
Et
prenant par le bras Louise ROUGETET et sa fille, il
s'engagea dans la nuit noire, répétant encore, mais plutôt
pour se rassurer lui-même :
- Qu'il y vienne, qu'il y vienne donc…
BONARDI,
les yeux alourdis par le vin, devina les trois silhouettes
plutôt qu'il ne les vit… Eloïse COGNON et la femme
CAIN, restées l'une près de l'autre, tendaient
l'oreille, tâchant de deviner, au moindre bruit, la
progression de leur sauveur…
Louise ROUGETET aperçu sa maison, non loin. Rassurée,
elle se tourna vers son compagnon :
-
Cela va bien, mon bon Zéphir, s'exclama-t-elle,
nous sommes sauvées… Merci mon bon Zéphir..
L'Italien
dressa l'oreille.
Au même moment, la femme CAIN, que l'angoisse commençait
à étreindre, s'écria :
- Allez, reviens vite, maintenant, Zéphir…
BONARDI
agit d'instinct : lui qui quelques minutes plutôt, commençait
à s'assoupir, se rua sur l'homme et le tua net de trois
coups de son beau couteau de berger…
Il roula à terre avec sa victime, se redressa et ouvrit
de grands yeux étonnés en regardant bien en face l'homme
qu'il venait de tuer…
-
Ah, zout, zé mé souis trompé dé Zéphir…
Fin
(retour) |
Source
: Mémoire de l'Aube novembre-décembre 1988
"L'erreur
de BONARDI" par Alain DOMMANGET
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