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A
Saint-Céré, le 29 juillet 1789, un échevin de Gramat arriva tout
courant en sueur, annonçant qu'une bande de quatre mille pillards et
bandits approchait, qu'il fallait s'armer et sonner le tocsin ; un peu
plus tard le bruit se répandit que Brive, Tulle, Moissac, Argentat et
Martel étaient en flammes. Pleins d'angoisse, les habitants de
Saint-Céré prirent les armes et attendirent : rien ne parut. Ils
connurent, quelques jours plus tard, qu'ils avaient été victimes
d'un farceur et que tout le pays était dans la plus grande
tranquillité.
Le même jour, dans les campagnes de l'Artois, courut
subitement la nouvelle qu'une armée anglaise était débarquée sur
les côtes ; d'autres disaient que les impériaux avaient passé la
frontière ; ou bien, c'étaient des brigands, des assassins, des
incendiaires qui ravageaient le pays, "y semant la mort et le
pillage". Personne n'avait rien vu, mais chacun se précipitait,
terrifié, fuyant vers les villes ou se cachant dans les
forêts.
Le même jour encore, le domestique du curé de la Brûlatte
dans le diocèse du Mans, accourut à cheval, vers huit heures du
soir, au village de Ruillé-le-Gravelais, criant que quinze cents
brigands sortent d'Andouillé, qu'ils ont tout ravagé, égorgeant
ceux qu'ils rencontrent, et qu'ils se dirigent vers
Saint-Ouen-des-Toits. Une heure après, le commandant des gabelles de
la Gravelle reçoit le même avis et part pour les forges de
Saint-Brillet avec ses gabelous, assisté de cent paysans armés de
faux, de fourches et de bâtons. "Une telle panique s'empara de
tous les esprits que l'on sortit des maisons pour aller au hasard,
sans savoir où ; le curé de Ruillé confessa de quatre heures à
neuf heures et demie du soir, ce jour-là, les gens affolés par la
pensée de la mort imminente...". Le lendemain on apprit que
l'alerte était sans motifs et chacun rentra chez soi.
Ainsi, presque à la même heure, à toutes les extrémités du
royaume, en Quercy, en Picardie et dans le Maine, le même fait se
présenta dans des circonstances identiques. Et cette panique
instantanée, sans raison, est constatée dans presque tous les
villages de France ; la rumeur est partout qu'ils arrivent ; ils
sont là. Qui ? On ne sait pas ; mais on a peur ; l'épouvante croît
d'instant en instant, alimentée, surexcitée jusqu'au paroxysme,
jusqu'à la folie, par des courriers mystérieux. Les hommes se
saisissent de tout ce qui peut servir d'arme : vieux fusils, sabres,
épieux, fourches, faux, houes, bâtons ; les femmes, les enfants se
cachent ; on enfouit sous terre ce qu'on a de plus précieux ; on
abandonne maisons, récoltes, meubles, hardes. Le peuple de France fut
durant plusieurs heures un troupeau fuyant à la débandade.
Quelques traits sont particulièrement caractéristiques : un
tisserand de Laval, qui écrivait son journal avec beaucoup de soin,
note que les habitants des bourgs et des campagnes accouraient le jour
de la "grande peur", à travers champs et chemins, jusqu'à
la ville : ils arrivaient par paroisses entières, disant : "Ils
sont en tel endroit et pillent toutes les maisons ! - Qui ça ? leur
demandait-on. - Mais, c'est une armée toute entière. - Où est-elle
? - Les gens disent qu'elle est proche. - Qui l'a vue ? - On n'en sait
rien..." La ville fut bientôt encombrée de fuyards. Bien des
gens se disposaient à porter secours à ceux dont on disait les
fermes incendiées. Dès que l'on courait du côté d Craon, une
nouvelle arrivait que c'était du côté de Forcé ; on rebroussait
chemin, puis on annonçait qu'il ne fallait pas se diriger de ce
côté là mais du côté de l'Huisserie. On ne savait plus où aller.
La matinée se passa en courses et en transes. On en a ri dans
l'après-midi.
A Néris, près de Montluçon, le 30 à deux heures du matin,
les cris : "Aux armes ! Au secours ! Nous sommes brûlés !
" se font entendre. Un forcené passe, tendant au bout d'une
fourche un papier sur lequel la paroisse de Montluçon "sur le
point d'être perdu", réclame assistance. Le curé fait sonner
le tocsin, on s'arme, on se met en marche ; mais "les
messieurs" de Montluçon renvoient bien vite cette troupe qu'ils
ne veulent pas nourrir ; personne ne les menace et ils n'ont point
besoin de secours. Les volontaires rentrent à Néris, et dans
l'après-midi arrivent coup sur coup trois cavaliers inconnus qui
traversent le bourg au grand galop de leurs chevaux ; c'est Limoges
que les brigands dévastent ; c'est là qu'il faut courir...
Et il en est ainsi dans le Lyonnais, en Champagne, en Auvergne,
dans le Limousin, en Saintonge, en Vendée, à Sedan, à Guéret, à
Toulouse et à Montauban ; ici seulement, comme on est dans le Midi,
ce n'est plus comme ailleurs trois mille ou cinq mille brigands... On
en annonce "trente mille" ; on en a vu une multitude.
Jusqu'aux régions les plus reculées, l'effrayante rumeur parvient
avec la rapidité d'un écho ; dans les Basses-Alpes la panique est
extrême ; en Tarentaise l'agitation est folle ; les populations
descendent des montagnes ; la petite ville de Seyne, sur la Durance,
est en ébullition. Le marquis d'Hugues se porte sur Tallard, avec
sept cents hommes, pour défendre le bourg contre l'ennemi imaginaire.
Comme, en ce temps où n'existaient ni télégraphe ni
téléphone, un mouvement si rapide a-t-il pu secouer toute la nation
? D'où venait le mot d'ordre ? Qui donna le signal ? Là est le
mystère qu'il s'agirait d'éclaircir. Tâche difficile, car la
besogne fut ténébreuse. En plusieurs contrées les procès verbaux
signalent, il est vrai, le passage d'émissaires inconnus, semant d'un
mot la terreur, recommandant de prendre les armes et disparaissant
aussitôt. A Thiviers, dans le Périgord, un cavalier arrive dans le
bourg en pleine nuit, frappe à la porte d'un menuisier, lui ordonne
de confectionner sur-le-champ deux cents hampes de pique ; puis il
repart sans débrider et sans laisser d'adresse. Les hampes furent
faites et la municipalité les prit à son compte. On a traité de
légendes ces récits d'ordres secrets émanés d'autorités
invisibles ; mais il faut bien reconnaître qu'on en retrouve trace à
chacune des pages de cette singulière histoire.
Dans quel
but et par qui ce vaste complot fut-il organisé ? |
Les uns accusent le duc d'Orléans ; d'autres Mirabeau : en général
on est d'accord pour l'attribuer "aux chefs de la
Révolution"; désignation un peu vague, on doit le dire. Voici
la thèse. Paris "travaillé" depuis longtemps, avait
marché, le 14 juillet, selon les vues du parti révolutionnaire, mais
la population rurale, très attachée à la monarchie, semblait
indifférente aux évènements. Comment résoudre le problème de
galvaniser cette masse insouciante et surtout d'armer instantanément,
sans que le gouvernement y trouvât à redire, ce peuple dont on
allait avoir besoin ? Car tous les paysans de France étaient sans
armes et sans munitions. Depuis quelques années, sur la plainte des
hobereaux, bien des fusils avaient été confisqués, sous le
prétexte de prévenir le braconnage ; la poudre était une denrée
rare et chère. Or partout, quand les imaginaires brigands furent
signalés, on courut soit au château du seigneur voisin, soit aux
arsenaux de la ville prochaine : on réclama des armes à grands cris.
Comment refuser ? C'était pour courir sus aux bandits. A Limoges, par
exemple, les volontaires s'attroupèrent autour de l'intendance ; on
vida tous les magasins de fusils, tous les bureaux approvisionnés de
poudre, et là comme ailleurs, avec des encouragements de l'autorité
, les ouvriers et les paysans se trouvèrent en quelques heures
transformés en soldats.
Anquetil, presque contemporain des évènements écrivait :
"Rien de plus singulier que l'armement de tout le royaume en un
seul jour et presque en un instant pendant que le canon tonnait à la
Bastille, des hommes sans aveu volent sur toutes les routes, criant
:"Aux armes !", annonçant des brigands prêts à tout
ravager, invitant tous citoyens à s'armer pour les repousser, et
levant en un clin d'oeil, dans toute la France, une milice
innombrable. La légitimité d'une défense, crue nécessaire, y
enrôlera les plus honnêtes gens..." Et l'historien fait
remarquer que dès le commencement des troubles de France, Pitt, le
ministre anglais, avait demandé au Parlement et obtenu qu'il fût
accordé une somme de 25 millions "dont il ne serait pas tenu de
rendre compte..." Fonds secrets qui auraient servi peut-être à
armer toute la France contre la Royauté...
De si
graves et étonnantes allégations auraient besoin de quelque preuve.
Ce qu'on peut assurer cependant c'est que loin d'être un mouvement
spontané, la "grande peur" fut, en réalité, une vaste
expérience révolutionnaire.
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