
TROISIEME
PARTIE
LE
REGIMENT
IX
Nous
étions en garnison à Tlemcen.
Le
bruit se répandit que l’on avait volé chez le cafetier
Lourdelet une somme de mille francs en or, cachée sous
une pile de draps de lit, au fond d’une armoire placée
dans la chambre de sa fille. Le voleur paraissait connaître
parfaitement les lieux, car il n’avait fracturé ni
porte ni fenêtre pour pénétrer dans la chambre et avait
remis dans un ordre parfait le linge de l’armoire, après
avoir enlevé la somme. Le fusilier Ferdinand Madelon de
la quatrième du deux, sur qui planaient des soupçons,
venait d’être incarcéré à la prison, était tenu au
secret.
La
clientèle de Lourdelet se composait presque exclusivement
de caporaux et de soldats ; les sous-officiers fréquentaient
le café de Turin.
La
fille de la maison, Mlle Mathilde Lourdelet, une brune de
dix-huit ans, grande, jolie, à la taille élancée, aux
yeux bruns pétillants, trônait habituellement au
comptoir, parfois servait elle-même ; n’était point bégueule,
écoutait sans trop se fâcher les propos séducteurs, les
plaisanteries parfois un peu risquées des militaires, ne
décourageait aucun de ses admirateurs, avait pour le plus
humble un bon regard et une poignée de main en cachette :
aussi, elle était adorée de tous, convoitée par tous ;
celui qui avait dix sous s’empressait d’aller les dépenser
chez Lourdelet, afin de pouvoir, pendant une heure,
flirter avec la belle Mathilde, ce que l’on appelait en
argot du 103e de ligne «manger la botte». Le café ne désemplissait
pas.
Au
demeurant, Mlle Lourdelet était probablement une fille
sage, faisant la coquette uniquement pour conserver la
clientèle ; mais, comme elle prodiguait à chacun en
particulier son gracieux sourire, chacun se croyait en
droit d’espérer.
L’ami
Madelon, recevant tous les mois de l’argent de sa
famille, était un des plus assidus au café, n’avait
pas manqué de poser sa candidature aux faveurs de la
demoiselle, tenait surtout à passer pour son préféré.
Il
ne se gênait pas pour dire et répéter à titre de
confidence, mais au premier venu, que Mathilde n’avait
plus rien à lui refuser, qu’il montait dans sa chambre,
qu’elle puisait dans la caisse de son père, pour lui
fournir à lui, Madelon, l’argent qu’il dépensait
ensuite au café. Souvent, notre vantard demandait
ostensiblement une permission de la nuit, contait à qui
voulait l’entendre qu’il avait rendez-vous avez la
jeune fille, lorsque, en réalité, il s’en allait
coucher à l’hôtel.
Les
propos de Madelon, connus de tous ses camarades, étaient
arrivés aux oreilles de son capitaine, un dur-à-cuire
qui ne badinait pas en matière de probité et l’avait
fait coffrer illico, en attendant sa comparution devant le
conseil de guerre.
Pauvre
Ferdinand Madelon ! la leçon que je lui avais donnée au
bord de l’Isère ne l’avait point corrigé : «Qui a
bu boira», dit le proverbe, et le proverbe a raison. Il
était puni par où il avait péché, rien de mieux ; mais
la punition menaçait
d’être trop rude.
Ce
garçon, que j’avais vu pleurant et implorant à mes
genoux, m’intéressait, bien que je ne lui eusse jamais
adressé la parole depuis son arrivée au régiment ; je
me mis en tête de le tirer d’affaire. Je questionnai
ses camarades de compagnie, le père, la mère et surtout
la demoiselle Lourdelet, les logeurs de la ville ; je fis
sur le registre du vaguemestre le relevé des sommes
qu’il avait reçues de ses parents ; et, à la suite de
mon enquête, je fus convaincu que Madelon n’était pas
un voleur.
Je
demandai et j’obtins d’être son défenseur devant le
conseil de guerre.
Le
jour de l’audience, le capitaine rapporteur présenta
l’acte d’accusation, demanda l’application de la
loi. Les camarades de compagnie, appelés comme témoins,
ne purent que rapporter les paroles dites par l’accusé
; leur déposition était écrasante. Le pauvre diable ne
savait que répéter : «Je n’ai jamais pris un sou à
personne ; que l’on écrive au maire de Rabières et à
la grande maison Boisaule père et fils, de Blattigny, où
j’ai été employé.
Arrivé
à mon tour de parler, je m’efforçai de démontrer que
la justice faisait fausse route, que le coupable n’était
point sur les bancs du conseil : l’accusation reposait
entièrement sur les propos tenus par mon client ; or,
Madelon était un vantard de premier ordre, mais point un
voleur ; certainement, il méritait une punition
exemplaire pour lui apprendre à tenir sa langue, mais non
une condamnation infamante, à raison d’un délit
qu’il n’avait point commis. Et je produisis les témoins
à décharge : ceux qui l’avaient logé pendant ses
nuits de permission, le vaguemestre, qui lui avait compté
l’argent de ses dépenses, le volé lui-même.
Lourdelet
déclara que Madelon n’avait jamais été pour lui
qu’un bon client ; qu’il ne le soupçonnait pas d’être
l’auteur du vol ; quant à pénétrer chez sa fille la
nuit, cela était de toute impossibilité, attendu que
Mathilde couchait avec sa jeune sœur. Je parlai de la
parfaite honorabilité de la famille Madelon, attestée en
termes chaleureux par une lettre du maire de Rabières. En
terminant, je répétai que Madelon était coutumier du péché
de vantardise, que ce péché seul l’amenait sur le banc
des accusés, et pour achever d’éclairer la religion
des juges je narrai brièvement l’aventure nocturne de
Blattigny sur le bord de l’Isère, sans dire, toutefois,
que j’étais l’un des deux acteurs.
Madelon
fut acquitté, sortit librement.
Lorsque
nous fûmes dans la rue, il me remercia de toutes ses
forces, me demanda :
-
Comment se fait-il que vous vous êtes intéressé si
chaudement à mon affaire, et que vous connaissez si bien
mon passé ?
Je
répondis, contrefaisant mon accent d’autrefois :
-
Je suis un «justicier».
Alors
seulement il me reconnut, s’écria :
-
Comment, c’est vous, monsieur Lucien, le sergent Pascal
! Par exemple, du diable si je comptais vous retrouver.
C’est égal, j’ai eu de la chance tout de même que
vous vous soyez trouvé là pour me défendre ; après le
réquisitoire du capitaine, j’ai bien cru que cela y était.
Je
lui serrai la main. Il me promit, encore une fois, de ne
plus jamais inventer de mensonges. Je ne sais s’il aura
tenu parole : quelques jours après il partit, avec sa
compagnie, en détachement. Je ne l’ai jamais revu
depuis ; j’ai appris seulement que le pauvre garçon fut
tué en 1870, pendant la guerre entre les prussiens.
X
Nous
arrivons au mois de mai 1869.
Mon
régiment réside depuis plus de six ans en Algérie. Nous
avons parcouru les trois provinces ; dernièrement, nous
sommes revenus dans celle d’Oran. Je compte vingt-sept
ans d’âge, huit ans de service militaire, sept
campagnes et quatre ans de grade de sous-officier.
L’année
d’avant, j’avais rengagé. Dans quel but ?...
J’aurais été fort embarrassé de le dire. N’ayant
point amélioré mon écriture, je n’avais aucune chance
d’arriver sergent-major pour ma retraite. Au moment de
partir en congé, je ne m’étais pas senti le courage
d’aller reprendre le travail de la terre dans ce pays de
Saint-Christophle, si plein des souvenirs de celle qui
m’avait trahi, et sans bien me rendre compte de ce que
je faisais, j’avais rengagé pour sept ans, et envoyé
à mes parents le montant de ma prime. Je me trouvais sans
ambition, sans autre souci que de bien faire mon service,
sans aucune préoccupation de l’avenir. Lorsque mes
quatorze ans de service seraient accomplis, l’on
verrait.
Ma
compagnie était détachée sur le territoire d’El-Hacaïba,
où l’on construisait un village ; elle avait pour
mission de protéger les travailleurs contre toute
agression possible de la part des Arabes.
Quant
à moi, je commandais un poste permanent de surveillance,
comptant vingt-cinq hommes, établi proche de la rivière,
en avant du pays. J’avais avec moi, pour me seconder
dans le commandement, mon vieux camarade Manara, caporal
depuis trois ans.
Notre
service nous laissait beaucoup de temps de liberté. Nous
en avions profité pour défricher et ensemencer un coin
de bonne terre, y transplanter des arbres, en faire un
jardin. Je m’étais également occupé à greffer une
quantité de buissons d’aubépine qui poussaient le long
de la rivière ; j’en avais fait des néfliers.
Le
général de la division C…, le même qui, quatre
ans auparavant, étant général de brigade, m’avait
fait nommer sous-officier, commandait alors la province
d’Oran, s’intéressait beaucoup à la colonisation et
à la culture ; la construction du village était due à
son initiative ; fréquemment il venait en personne se
rendre compte de l’état d’avancement des travaux.
Un
jour, accompagné seulement de son ordonnance (soldat), le
général poussa jusqu’à mon détachement. La
sentinelle, un conscrit, négligea de me signaler sa venue
; il me trouva en bras de chemise, occupé à greffer.
La
surprise fut pour moi désagréable ; je m’empressai
d’endosser ma tunique et de rassembler mon poste,
m’attendant à une punition pour manque de vigilance ;
mais le général ne paraissait point fâché ; il
m’avait reconnu, bien que m’ayant vu une seule fois au
moulin de la Tafna, et m’appela par mon nom. Il inspecta
à peine mes hommes, visita mes plantations, mes sujets
greffés, me félicita sur les résultats obtenus, me
questionna sur la profession que j’exerçais avant mon
entrée au service.
Il
fit servir par son soldat deux verres d’absinthe sur une
petite table en pierre, que j’avais installée à
l’ombre d’un figuier, et m’invita à boire avec lui.
Tout en sirotant le Pernod, il me causa très familièrement,
me fit connaître le système de colonisation qui, à son
avis, aurait dû être adopté pour l’Algérie.
Le
général parti, je restai émerveillé de son peu de
fierté et de son système, qui me paraissait admirable ;
j’étais persuadé que si on le mettait sérieusement en
pratique, l’Algérie, aride et inculte, se
transformerait promptement, redeviendrait la fertile
Mauritanie des temps antiques, réputée le grenier de
l’Empire romain.
Plein
d’enthousiasme, je pris la plume et j’écrivis dix
pages, dans lesquelles j’exposais les idées du général
C..
«Si
la colonisation de nos provinces algériennes n’avait
point donné encore de bons résultats, c’était la
faute au gouvernement de la métropole, qui n’avait
point su diriger et seconder avec intelligence
l’initiative privée.
«Le
Français qui s’expatrie est généralement pauvre ;
souvent, c’est un enfant de la ville, n’ayant aucune
notion du travail des champs. Comment un tel colon,
abandonné à lui-même, dans un pays presque désert,
pourrait-il tirer parti des terres en friche à lui livrées,
alors qu’il manque de courage et de savoir-faire pour
les défricher, et ne possède pas d’avances lui
permettant de vivre en attendant que les récoltes
viennent le rémunérer de son labeur ?... Bientôt pris
de découragement, il abandonne sa concession, s’en va
dans les villes de la colonie grossir le nombre des déclassés
buveurs d’absinthe.
«Le
devoir de l’Etat serait de construire successivement des
villages complets, avec église, mairie, cure, maison d’école,
fontaines, lavoirs, etc. Aussitôt un village terminé, on
le peuplerait simultanément, en recrutant surtout les
colons dans les régiments résidant depuis plusieurs années
en Algérie, habitués au climat, choisissant de préférence
les soldats arrivés à leur dernière année de service,
ayant exercé des métiers manuels ou cultivé les champs.
Ces hommes, libérés par anticipation, devraient, pendant
cinq ans, faire partie d’une milice territoriale sérieusement
organisée, capable de protéger la colonie contre les
incursions des bandes. Les chefs de cette milice seraient
fournis par les anciens gradés de l’armée devenus
colons,» etc., etc.
J’avais
un de mes camarades, ex-fourrier au 103e, employé au
Journal d’Oran. Je lui envoyai mon manuscrit en le
priant d’en faire extraire un article, si c’était
possible, par un des rédacteurs ? Quelle ne fut pas ma
surprise, trois jours après, de recevoir le journal en
question avec ma prose en première page, emplissant trois
colonnes. Ce qui me surpassait, c’était de voir que
l’on n’avait pas changé un seul mot à ma note, tout
y était. C’était la première fois que je me voyais
imprimé et je ne m’étais pas soupçonné capable de
produire des phrases dignes de paraître sans correction
dans un journal. L’on avait signé «Jean-Claude», mon
nom. J’envoyai un numéro du journal à mon père, en
lui racontant ce qui s’était passé. Que ne pouvais-je
l’envoyer également à Léonie !
Deux
semaines après, je reçus une nouvelle visite du général.
Je vis de suite qu’il avait eu connaissance de
l’article et savait que j’en étais l’auteur. Je
n’essayai point de nier ; mais je n’avais pas la
conscience tranquille, je m’étais permis de citer le
nom du général et il ne m’avait pas invité à le
faire, ne m’y avait même pas autorisé. Ah !
ce métier militaire ! ce gueux de métier !
l’on y passe sa vie à trembler ! non point par
peur des balles de l’ennemi, mais par crainte des
bourrades des chefs !
Cependant,
le général ne me bouscula pas du tout, il était, au
contraire, de bonne humeur. Il discuta les détails de
l’article avec bienveillance, me donna de nouveaux
renseignements, ce qui semblait m’autoriser à écrire
encore, me signala un des principaux obstacles à l'essor
de la colonisation.
« Beaucoup
de terres indigènes, appartenant soit aux tribus, soit à
des particuliers, étaient, d’après la loi musulmane,
inaliénables ; il en résultait que certains propriétaires
de terrains fertiles, mais incultes, mouraient de misère
auprès de leurs biens improductifs, de leurs biens ayant
une valeur considérable, mais qui leur étaient tout à
fait inutiles, sur lesquels on ne leur aurait pas avancé
un centime, parce qu’ils ne pouvaient ni en vendre ni en
engager la moindre parcelle. »
Le
général me demanda pourquoi, ayant une certaine
instruction et paraissant aimer l’état militaire, je
n’avais pas essayé d’arriver officier. Je lui répondis
que ma mauvaise écriture m’empêcherait toujours de
passer fourrier et sergent-major et qu’en conséquence
l’on ne me proposerait jamais pour sous-lieutenant.
Il
me dit qu’une écriture médiocre n’était pas un empêchement
insurmontable, qu’il n’était pas, d’ailleurs,
indispensable d’avoir été sous-officier comptable pour
passer officier ; qu’un simple sergent pouvait être
proposé aussi bien qu’un sergent-major. Il me quitta
sur ces dernières paroles.
A
partir de ce jour, j’envoyai presque chaque semaine un
article au journal d’Oran, qui l’inséra régulièrement.
***
Au
moment où ma compagnie rentra à Sidi-bel-Abbès, nous
perdîmes un de nos camarades, sergent au 1er bataillon,
enlevé en quatre jours par la fièvre typhoïde. Je
composai une épitaphe de six vers, qui fut gravée sur sa
pierre tombale.
Mon
capitaine, croyant certainement me servir, dit au colonel
que j’étais l’auteur de l’épitaphe.
Juste
sur ces entrefaites parut, dans une feuille locale, une pièce
de vers satirique non signée, à propos d’une décision
prise par le colonel.
Pascal
fait des vers, se dit le colonel ; donc il est
l’auteur de la satire. Il me manda chez lui, me tança
d’importance. Je jurai mes grands dieux que je n’étais
pour rien dans la pièce anonyme, que je ne l’avais même
pas lue, ce qui était vrai. La conviction du colonel fut
ébranlée, il s’apaisa un peu, mais me menaça de me
casser si jamais je m’avisais de faire imprimer
n’importe quoi. Je compris que j’allais être tenu en
suspicion et je cessai mes envois au journal d’Oran.
Quand
arriva l’inspection générale, le général inspecteur
m’examina en même temps que les adjudants et
sergents-majors candidats sous-lieutenants.
Qu’est-ce
que cela signifiait ? Je crus, et mes camarades
crurent, comme moi, qu’il y avait erreur ; il ne
vint à l’idée de personne que l’on avait pu me
proposer pour officier.
***
Le
15 août 1869, je fus informé que, par décret impérial
en date du 10 du même mois, j’étais nommé
sous-lieutenant au 103e de ligne.
Alors,
je compris pourquoi j’avais été examiné par
l’inspecteur général. Je n’avais pas besoin d’être
sorcier pour deviner que je devais ma proposition à
l’intervention du général C…, et je n’égarai
point ma reconnaissance.
Martial
Moulin
A
suivre...
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