
TROISIEME
PARTIE
LE
REGIMENT
IV
Suite
Je
le charge sur mon épaule et le porte pendant une
cinquantaine de mètres ; mais, cette chose inerte est
lourde, difficile surtout à maintenir en équilibre ; je
le dépose sur le bord du sentier ; je le couvre de ma
capote et je cours vers une ferme que j’aperçois,
demander du secours.
La
ferme est inhabitée ; je reviens en hâte, grelottant,
anxieux, qu’est-ce que j’entends ? La voix de mon
Parisien ; il s’est levé et marche vers moi en chantant
à tue-tête :
Verse
encor, verse jusqu’à la lie,
De
ce vin qui réveille les morts…
Le
coquin a peut-être simplement voulu m’effrayer en
faisant le mort ! Je suis si content de le revoir sur
pied, que je n’essaye point d’élucider la chose.
Pour
accélérer notre marche, je le pousse à chanter des airs
qui enlèvent le pas. Il s’exécute d’assez bonne grâce,
s’arrête seulement de temps à autre pour haranguer les
vignes défeuillées qui s’accrochent au flanc du
coteau.
Nous
arrivons à la route : j’obtiens de lui faire prendre un
temps de pas gymnastique pour nous réchauffer et nous
avancer un peu.
Au
bout de deux cents mètres à cette allure, il s’abat de
nouveau ; même comédie que la première fois : il fait
le mort et finalement se relève en chantant lorsque je
fais mine de l’abandonner.
Douze
heures sonnent à l’horloge de l’hôtel de ville au
moment où nous arrivons à la porte de la caserne.
Je
frappe, le caporal de consigne vient nous ouvrir ; nous
entrons au corps de garde. Il se rencontre que le chef de
poste est le sergent Arbès, de notre compagnie.
«Hé
bien ! mes lascars», nous dit le légionnaire, «il paraît
qu’on a mis les pieds dans les vignes du papa bon Dieu !
Ce n’est pas mal ! Vous promettez, mes agneaux ! Vous
irez loin ! en attendant faites-moi le plaisir d’aller
endosser votre habit de soirée et de descendre pour le
bal.»
Je
murmure je ne sais quelles excuses ; Picout a la langue si
pâteuse qu’il ne peut articuler un seul mot, nous
montons chez nous.
Picout
se jette sur son lit sans se dévêtir et s’endort
instantanément ; impossible de le tirer de là sans éveiller
toute la chambrée.
Je
me débarrasse de mon shako, de mon ceinturon et de ma
capote ; je prends mon bonnet de police et mon
couvre-pieds pour descendre au clou.
Mais
le sergent Arbès est monté derrière nous. Le vieux
brave n’a point un cœur de pierre : «Couchez-vous dans
votre lit», me dit-il, «il fait trop froid ce soir pour
descendre à la salle de police ; vous y attraperiez du
mal ; ce sera pour demain».
Je
remercie le sergent et je me couche ; mais je sais bien
que je ne pourrai fermer l’œil.
Au
bout de dix minutes, Arbès revient et me dit : «Je ne
veux pas que vous ayez le cauchemar cette nuit, je viens
de m’assurer que l’adjudant n’avait pas pu vous voir
arriver et je vous ai portés rentrants cinq minutes après
l’appel. Pour un retard de cinq minutes l’on n’est
pas puni ; donc, vous n’attraperez rien et personne
n’aura connaissance de votre escapade; dormez en paix.»
Brave
sergent Arbès !!!
Hélas
! nous n’en avions pas fini encore avec cette affaire ;
nous n’étions pas au bout de nos peines !
Aux
premières lueurs de l’aube, grand branle-bas dans la
chambrée. Le caporal fait lever tout le monde avant le réveil
: il y a revue du commandant dans les chambres à huit
heures du matin ; revue de détail ; l’ordre est arrivé
la veille, pendant que nous gobelottions dans l’auberge
d’Allan.
Tous
nos camarades ont fait soigneusement leur paquetage,
Picout et moi ne nous attendant à rien, nous n’avons
rien préparé, et le désordre de notre planche à
bagages jure dans l’ordre général. Je me lève
tout ahuri, malade des excès de boisson et des fatigues
de la veille. Mon uniforme est humide et souillé de
poussière, mes cuivres sont ternis.
Pour
m’achever, je m’entends commander de chambre,
j’empoigne le balai et les brosses, je balaie et je
frotte à tour de bras, maladroitement, comme pourrait le
faire un automate.
Enfin,
la chambre a été rebalayée vingt fois et n’est point
propre encore ; les soldats sont au pied de leurs lits,
silencieux et immobiles, les bras pendant naturellement.
Le
caporal commande : «A vos rangs – fixe! » Le
commandant entre suivi de l’adjudant-major Barnard, du
capitaine Bel, notre nouveau capitaine de la 2e du 1er ;
de l’adjudant Pinson, du caporal tailleur, du caporal
armurier, etc., etc.
Je
me suis débarbouillé et brossé ; j’ai rangé mes
effets et fait mon lit ; mais je n’ai pas eu le temps de
me cirer ni d’astiquer mes boutons.
Je
voudrais bien être à cent pieds sous terre.
Le
commandant passe devant chaque soldat, le toise des pieds
à la tête, examine attentivement le paquetage des effets
sur la planche, les armes et l’équipement ; adresse,
par-ci par là, quelques observations, quelques reproches
sans acrimonie.
Comme
il arrive à ma hauteur :
-
A propos, demande-t-il, capitaine Bel, vous n’avez pas
de candidats à me présenter pour élèves-caporaux ?
-
Si, mon commandant, j’en ai un, un seul, répond le
capitaine ; c’est ce jeune soldat, ajoute-t-il en me désignant.
Le
commandant me regarde bien en face, me pose quelques
questions au sujet de mon instruction générale et de la
profession que j’exerçais avant ma venue au corps.
Je
ne sais au juste ce que je réponds.
-
A-t-il habituellement une bonne tenue ? interroge le
commandant.
-
Mon commandant, il est de chambre, dit Picout, à qui
l’on ne demande rien et qui est encore plus mal fichu
que moi.
Le
capitaine fronce le sourcil en fixant Picout ; mais la réponse
est faite tout de même et, sans se préoccuper de savoir
qui l’a faite, le commandant reprend de sa bonne voix :
-
S’il est de chambre, je m’explique pourquoi il n’a
pas astiqué ses boutons aujourd’hui ; il paraît
intelligent, d’ailleurs, et fera un bon caporal ; vous
l’enverrez à la théorie à partir de demain, capitaine
Bel.
Puis
s’adressant à moi :
-
Il faudra piocher, mon garçon, c’est long et difficile
à apprendre, les règlements militaires ; l’on en vient
à bout, cependant.
Le
commandant passe devant le Parisien sans le voir ; il ne
regarde d’ailleurs plus personne, occupé qu’il est à
causer avec le capitaine Bel. Suivi de son escorte, il
sort de la chambre ; la revue est terminée pour la
compagnie : tout le monde est content autour de moi, et je
suis plus content que tout le monde ; je viens de passer
élève-caporal au moment où je m’y attendais le
moins.
Tous
mes camarades de chambre me félicitent, quelques-uns sincèrement,
d’autres avec un accent d’ironie jalouse.
Le
lendemain, j’allai à la théorie orale, avec les autres
élèves, chez le sergent de grenadiers Braddy, chargé de
l’instruction des élèves-caporaux du bataillon. Nous
étions, en tout, une vingtaine pour les six compagnies.
Le
Mittard et Degouez ânonnèrent péniblement, quelques numéros
de l’école du soldat.
Je
n’en revenais pas de surprise : ces deux maîtres-poseurs,
que je m’étais figurés de première force sur toutes
les questions militaires, ne savaient presque rien. C’était
à croire que je rêvais. D’autres passèrent devant le
sergent, qui n’en savaient guère plus qu’eux. Mon
tour arriva.
-
Et bien, me demanda le sergent Braddy, avez-vous un peu étudié
? Pouvez-vous me réciter quelques numéros ?
-
Oui, sergent.
-
Alors, commencez : Ecole de soldat…
-
«Cette école, qui a pour objet l’instruction des
recrues, devant influer d’une manière sensible…»
Et
ainsi de suite, pendant vingt minutes, je récitai, sans hésitation
aucune, et plus j’avançais, plus je me sentais sûr de
moi. Les autres élèves-caporaux, mes anciens, qui,
probablement, avaient espéré rire un peu de
l’ignorance du «nouveau», formaient le cercle et m’écoutaient
bouche bée. Lorsque j’eus dépassé la charge en douze
temps, le sergent m’arrêta :
-
Assez, dit-il ; jusqu’où avez-vous appris ?
-
Jusqu’à la fin, sergent ; je connais également l’école
de peloton.
Le
capitaine adjudant-major arrivait sur ces entrefaites pour
voir le nouveau. Le sergent lui fit de moi le plus grand
éloge ; dit qu’il n’avait jamais rencontré mon
pareil, que je savais tout, que j’avais une intelligence
supérieure, etc., etc.
L’adjudant-major
me fit réciter lui-même quelques mouvements pris au
hasard, parut satisfait, et dit :
-
La mémoire est un don précieux ; elle n’est pourtant
pas toujours un indice certain d’intelligence ; l’on
rencontre des jeunes gens qui apprennent par cœur avec
une facilité étonnante, mais récitent comme de vrais
perroquets, sans comprendre ; nous verrons plus tard ce
que peut faire Pascal ; en attendant, je l’exempte de théorie
orale jusqu’à nouvel ordre.
Le
soir même, j’appris par un nommé Fiole, soldat de ma
compagnie, employé comme garçon à la cantine, que
l’on s’était occupé de moi, pendant le dîner, à la
table des sergents-majors : ces messieurs, interprétant
à leur manière les paroles de l’adjudant-major
Barnard, avaient, à l’unanimité, décidé que, du
moment où j’avais appris si vite et sans peine la théorie,
j’étais nécessairement un crétin.
Je
ne pouvais m’expliquer que mon cas fût trouvé
extraordinaire : en somme, j’avais mis dix mois à
m’assimiler les deux petits livres ; tout homme, médiocrement
doué, peut obtenir le même résultat dans le même laps
de temps, à la condition de faire comme je fis, c’est-à-dire
de se mettre à l’étude avec énergie et ténacité.
V
Mon
bataillon est venu rejoindre les deux autres bataillons du
103e ; le régiment se trouve au complet, au camp de
Sathonay. Nous sommes en mars ; comme chaque année,
l’on a recommencé les exercices de détail, en vue de
se préparer à l’inspection générale.
Un
matin avant le jour, un peloton composé d’une
soixantaine d’hommes, en armes et sans sacs, se rend au
grand camp de Lyon pour faire le tir d’honneur, qui
avait été ajourné, en attendant le retour du bataillon
détaché à Montélimar.
Ayant
été classé parmi les meilleurs tireurs, je fais partie
de ce peloton.
En
passant sur le pont Saint-Clair, je rencontre mon cousin
Loubat de Saint-Christophle, employé comme gardien du
pont ; justement le peloton s’arrête là, fait une
pause ; Loubat m’offre la goutte, afin dit-il, de me
donner du courage pour décrocher un prix.
Je
souris du souhait de mon cousin ; c’est déjà beau
d’avoir réussi à me faire classer au nombre des bons
tireurs ; cet honneur me suffit, je ne demande pas
davantage.
Nous
arrivons sur le terrain ; le temps est très mauvais : le
vent souffle avec force, le ciel est gris, il bruine un
peu. Comme tous mes camarades, j’ai six cartouches à
tirer. Mon tour est arrivé, je place mes cinq premières
balles dans la cible, dont une dans le noir ; mon cœur
fait tic-tac ; j’espère… je manque la sixième ; tout
est perdu.
Mais
les autres tireurs sont encore plus malheureux que je ne
le suis, ils mettent trois, quatre, cinq balles dans la cible
; aucun n’en met six.
L’on
compte les points. Le colonel Prévost, qui assiste en
personne à la séance et que je vois pour la première
fois, proclame les résultats du concours : j’ai gagné
la première des épinglettes d’honneur attribuées
aux jeunes soldats. Le colonel me félicite, tout en
m’appelant maladroit pour avoir manqué une balle.
En
repassant sur le pont Saint Clair, je crie à Loubat :
-Cela
y est, mon cousin, vous m’avez porté bonheur, j’ai le
prix.
Le
même jour, à quatre heures après-midi, les élèves-caporaux
sont réunis dans la salle du rapport, pour être examinés
par le colonel ; Il y a deux vacances dans le régiment,
dont une dans ma compagnie, le caporal Muzeray étant
rentré dans ses foyers comme soutien de famille.
Nous
sommes trente candidats proposés.
Le
colonel commence son examen par la droite du régiment,
voit d’abord les deux candidats de la première du
premier. Arrivé à moi il me reconnaît, m’appelle par
mon nom. «Eh bien, me dit-il brusquement, c’est vous
qui avez ce matin gagné l’épinglette, voyons si vous
êtes aussi fort en théorie qu’en pratique. Vous avez
le numéro 1 de votre compagnie.
Il
m’interroge sur l’école du soldat, sur le service intérieur,
me bouscule, m’interrompt en disant : «Ce n’est pas
cela», rectifie en répétant dans d’autres termes
absolument ce que je viens de dire. Mais cet homme qui
m’a félicité ce matin ne m’intimide pas, je ne perds
point la tête. Enfin, le colonel cesse de me taquiner,
jette un coup d’œil sur le cahier de notes ouvert
devant lui et, s’adressant aux officiers qui
l’entourent :
«Messieurs,
nous n’avons plus qu’un seul candidat à accepter, je
prends ce jeune soldat pour une des deux places.»
Le
petit capitaine Quénec, toujours fonctionnaire major et
toujours parleur, opine en faveur de la sage décision du
colonel, lui rappelle que j’ai été recommandé à son
prédécesseur par le maire de ma commune.
L’adjudant-major
Barnard est félicité pour avoir poussé aussi activement
mon instruction et accepte les félicitations, bien
qu’il n’ait pas eu grand mal à me faire travailler.
Le
lendemain, à l’issue du rapport, j’appris que j’étais
nommé caporal et que je ne changeais pas de compagnie ;
je remplaçais le caporal Muzeray de la 2e du 1er.
Martial
Moulin
A
suivre...
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