Pénible
retour en France après Austerlitz
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Nous
partîmes de Znojmo le
trois janvier 1806. Le régiment se mit en route tôt le matin, je
restai en compagnie de quelques autres afin d'accompagner le convoi de
vivres. De ce fait nous quittâmes la ville à cinq heures du soir. Nous
empruntâmes d'abord la grande route de Vienne puis après Hollabrunn
nous suivîmes à plusieurs reprises des chemins de traverse. Ceux-ci
étaient si mauvais que les voitures roulaient difficilement, de plus il
faisait froid et il neigeait. Nous avancions au milieu des coteaux
plantés de vignes et d'arbres fruitiers. Comme en Moravie les caves
sont creusées sous le vignoble lui-même. Arrivés à krems, un
détachement du trentième régiment nous remplaça pour finir
d'accompagner le convoi de vivres. Nous passâmes le Danube sur un pont
de fortune, remplaçant celui brûlé par les ennemis. Ensuite nous
prîmes un chemin de traverse épouvantable, le dégel avait rendu le
terrain excessivement boueux, notre marche fut très pénible. Beaucoup
d'entre nous se blessèrent en tombant sur des pierres, quant à moi je
pensai y laisser mes souliers. A la nuit nous logeâmes dans un couvent
de capucins. Les moines nous apportèrent du pain de l'eau et le livre
des Saints que nous ne sûmes pas lire. Le lendemain nous nous
dirigeâmes vers Linz, à cause du gel les chemins étaient plus
praticables et j'eus la chance en cours de route de trouver une paire de
bottes. Cherchant à rattraper notre régiment nous arrivâmes à Enns,
petite ville perchée sur une hauteur. Au centre de la cité
s'élève une tour portant les Armes de l'Empereur d'Autriche.
Continuant de marcher en direction de Linz, nous franchîmes un pont
provisoire long de neuf cents pieds sur la rivière Trann. En cours de
route nous fûmes rejoints par Monsieur Pillerot allant seul et à vive
allure. Je fus content de le revoir, car nous ne nous étions pas
rencontrés depuis longtemps. Nous conversâmes furtivement, en effet,
s'étant amusé à Enns, il était pressé de rejoindre son régiment.
Nous ne pûmes le suivre à cause de mon genoux droit qui était enflé
et douloureux, rendant ma marche pénible. Plus loin cinq soldats de la
division nous rattrapèrent et nous fîmes route ensemble. Par bonheur
un paysan conduisant une charrette allait à Linz. J'en profitai pour
monter dans la voiture et mes camarades y déposèrent leurs sacs. A
Linz nous logeâmes chez un perruquier parlant bien le français. Je lui
montrai mon genou malade et il me prépara une application, probablement
à base d'eau de vie et de camphre étant donné l'odeur dégagée. Je
gardai ce cataplasme toute la nuit et au matin, j'étais guéri, le
genou était désenflé et je pouvais marcher normalement.
Linz est une très grande et très belle ville, comparable à
Orléans, située en grande partie sur la rive droite du Danube. Un pont
de neuf cents pieds enjambe le fleuve. Les rues sont larges et les
maisons construites en pierre blanches ont une apparence agréable. Une
grande place de forme carrée, inclinée en pente vers le Danube a en
son milieu, bâtie sur un socle, une tour torsadée. A son sommet on
voit un bulbe entouré de deux statues soutenant un soleil, le tout en
cuivre. La cité compte plusieurs autres clochers. On y produit des
étoffes de laine, la campagne environnante est fertile en grain mais la
vigne n'y pousse pas.
Nous prîmes la route de Lambach qui nous conduisit d'abord à
Wels. Après nous avoir cherché dispute le commandant de la place nous
logea en ville. Le lendemain nous arrivâmes à Lambach où nous
pensions retrouver notre régiment. Là, nous apprîmes qu'il se
trouvait à six lieu d'ici, à Gmunden. Nous fîmes un bref arrêt, puis
repartîmes sous la neige tombant en abondance. Au soir nous trouvâmes
une maison pour y passer la nuit. Malheureusement pour nous un sagouin
d'officier nous chercha querelle. Pour éviter d'en venir aux mains,
nous préférâmes quitter la demeure. Nous frappâmes à une autre
porte, le propriétaire s'apercevant qu'il avait affaire à des soldats
ne voulu point ouvrir. Nous insistâmes tellement qu'il appela trois
soldats du trentième régiment déjà logés chez lui. Finalement, il
nous reçut pour la nuit. Le lendemain, il nous conduisit à Gmunden où
nous retrouvâmes notre régiment mais pas notre compagnie. La ville est
bâtie au bord d'un lac baignant les pieds des montagnes.
Accompagné d'un camarade nous nous engageâmes dans un sentier
escaladant un mont. La neige était tombée en abondance si bien que
nous avions de la peine à suivre le chemin. Nous eûmes la prudence de
tailler de longs bâtons de façon à sonder la profondeur de la couche
neigeuse. Malgré cela nous nous enfoncions dans cette neige jusqu'aux
genoux et chutions souvent. Une fois je tombai dans un trou si profond
que je fus complètement enseveli. A l'aide de mes mains je me débattis
car j'étouffai, ayant aperçu de nouveau la clarté du jour, j'appelai
à l'aide mon compagnon de route. Il était devant moi et ne me voyant
plus, il me cherchait du regard. Il vint vers moi, me tendit son bâton,
ainsi je pus sortir de ce trou. Nous arrivâmes très tard, pour y
loger, dans une maison isolée sur le flanc d'une montagne. En face se
dressait un sommet pittoresque de la chaîne des monts du Tyrol. La
demeure était habitée par une vieille femme et une fort belle jeune
fille. Celle-ci filait presque continuellement, quoique très charmante,
elle n'appréciait pas la plaisanterie et refusait toute conversation.
Au bout de deux à trois jours elle devint moins timide et commença à
devenir familière. Malheureusement nous dûmes partir prendre notre
cantonnement à Wels. Notre compagnie fut détachée de la ville, nous
prîmes la route par un mauvais temps, la neige fondait inondant le
chemin. A certains endroits il y avait tellement d'eau que nous
pataugions jusqu'à mi-jambe. Pour comble de malchance, mes souliers
rendaient l'âme. Nous arrivâmes dans un village où nous pensions
loger, mais les fourriers s'étaient trompés de lieu, il nous fallut
donc aller plus loin. Un habitant du coin nous conduisit jusqu'à notre
nouveau logis, bien qu'âgé, il marchait très vite. Comme j'étais
extrêmement fatigué je ne pus le suivre et me perdis. Je choisis un
chemin au hasard, en le parcourant je dus franchir un endroit si profond
au point d'avoir de l'eau jusqu'à la ceinture. Un peu plus loin,
heureusement, je trouvai une maison dans laquelle étaient des soldats
de notre régiment. L'un d'eux étant allemand, je lui demandai de dire
au maître du logis, que s'il ne me conduisait pas à l'endroit où je
devais loger, je resterai chez lui. L'homme s'exécuta et j'arrivai
très tard à destination. J'étais dans un état pitoyable, nous avions
parcouru dix huit lieues en deux jours. Les habitants nous reçurent
bien.
En Autriche on utilise comme chandelles de très mince morceaux
de sapin, le bois étant bien sec, ils brûlent sans fumée. On les
place dans des tenailles de fer fichées dans un support en bois servant
de cendrier.
Après quelques jours de repos je souffris de courbatures au
point de ne plus pouvoir marcher. Je fus obligé de quitter la compagnie
et de prendre l'ambulance qui me conduisit à Wels. J'y passai une nuit
couché sur de la paille, sans nourriture. Le lendemain nous fûmes
évacués dans six chariots conduits par les habitant de la région. Un
jeune carabin nous répartissait parmi les voitures. Abusant de son
autorité, il nous injuriait et nous traitait avec méchanceté, criant
à notre égard des insultes infamantes. Le comportement de ce freluquet
causa parmi nous une profonde colère. Excédé un soldat arma son fusil
et le mit en joue. Il s'en fallut de peu qu'il ne lui brûlât la
cervelle ou lui passât sa baïonnette à travers le corps. Le jeune
carabin eut peur et poussa un cri de terreur. Sous cette menace et,
comprenant qu'il avait eu tort de nous traiter de la sorte, il nous
présenta ses excuses et s'en alla tout honteux. Cette altercation avait
attiré beaucoup de gens, parmi lesquels se trouvaient des officiers.
Demandant quel était le motif de cette querelle, tout le monde accusa
l'officier de santé de s'être très mal conduit. L'humilité fut le
souverain remède à son orgueil.
Nous fûmes transportés à Lambach où nous couchâmes sur de la
paille dans une cave du château. Nous manquions de tout, dans la nuit
j'eus très soif, je cherchai et demandai de l'eau mais il n'y en avait
pas. Je fus donc obligé de gravir l'escalier pour sortir dans la cour
prendre de la neige afin de me désaltérer. J'étais si faible que je
ne pouvais pas me tenir debout et encore moins de monter les marches. Je
fis ce court trajet en rampant à la manière d'un reptile. Ayant
absorbé raisonnablement de la neige, je regagnai ma place et
m'endormis. Le lendemain j'étais si mal en point qu'il fallut me porter
dans le chariot. Pendant les six jours qui suivirent je fus extrêmement
malade. Je ne voyais presque plus et étais à peine conscient au point
de ne plus me rappeler les villes où je passai. J'eus cependant le
souvenir d'être entré, poussé par la faim, dans un restaurant de
Braunau. Bien que très fiévreux je mangeai de bon appétit du bouillon
de pain, de la viande et bus du cidre. Etant toujours à demi conscient
je donnai tout mon argent à l'aubergiste afin qu'il prélevât le
montant de la note. Je ne sus s'il fut honnête, car je n'étais
vraiment pas en état de le contrôler.
Petit à petit la fièvre tomba et je me sentis mieux. Le convoi
d'ambulance s'agrandissait, il y avait maintenant dix-huit ou vingt
voitures. Il neigeait presque tous les jours et il faisait très froid.
Nous étions entassés et serrés comme des harengs dans les chariots,
couchés sur un maigre tapis de paille. La route étant mauvaise, nous
ressentions durement les chaos qui nous brisaient le corps. Au cours de
la campagne j'avais trouvé un bonnet en peau de mouton s'attachant sous
le menton. Cette coiffure, en me préservant bien la tête du froid,
m'avait, je crois, sauvé la vie. Il ne passait pas de jour sans qu'un
ou plusieurs soldats ne mourussent.
Lorsque les voitures étaient prêtes, les carabins faisaient le
tour des salles où nous dormions. Pour faire lever ceux qui
sommeillaient encore, ils leur donnaient des coups de pieds. J'avais
soin de me réveiller à l'avance, pour éviter d'être frappé de la
sorte. Quand ils tombaient sur un mort, ils disaient avec un certains
mépris : "En voilà encore un de dégelé !". J'étais
indigné par ce mauvais traitement, pourtant infligé par des Français.
Ces gens étaient dépourvus d'humanité et nous conduisaient tels des
criminels au supplice.
Enfin j'eus la force de monter et descendre seul des voitures,
l'appétit me revint quand nous passâmes près d'Augsburg. Nous
côtoyâmes les hautes murailles de cette grande ville comptant
plusieurs clochers, avant de parvenir à ulm. Depuis Wels nous avions
parcouru, suivant mon estimation, quatre-vingt-dix lieues.
Ulm est située sur la rive gauche du Danube, on y accède par un
fort long pont de bois traversant le fleuve et menant à une belle
porte. Sans être d'une grande beauté la ville est très grande et bien
fortifiée. Le dix-sept octobre 1805, Mack commandant l'armée
autrichienne, capitula après le siège de la cité. Les autrichiens au
nombre de trente-six mille passèrent devant l'Empereur avant d'être
faits prisonniers.
Je ne restai qu'une seule journée à Ulm, quoique
incomplètement guéri, je décidai de continuer la route à pied, ayant
plus de courage que de force. Je ne pouvais plus supporter le convoi
d'ambulance. J'avais vu plusieurs malheureux mourir faute de soins. L'un
d'eux vint expirer à mes pieds pendant mon sommeil. A plusieurs
reprises il s'était couché sur le bord de mon lit. Son corps pesant
sur mes jambes je l'avais écarté maintes fois jusqu'au moment où il
ne réagit plus. Je compris alors qu'il était mort, cela me causa une
vive émotion.
Pour éviter d'être davantage malade, je pris la route le
quatorze février 1806. Je marchai doucement en m'aidant d'un bâton. La
première étape fut longue de neuf lieues et j'eus de la peine à me
rendre à mon logement. Je rencontrai deux soldats et nous entrâmes
dans une maison pour y passer la nuit. Le propriétaire nous offrit à
coucher sur la paille dans une grange. J'avais faim et comme je ne
voulais pas me priver de souper je continuai seul mon chemin. Celui-ci
était boueux et j'avais des difficultés à marcher, étant encore
très faible. Par bonheur un habitant du coin me rejoignit et
m'accompagna. A un moment je tombai dans la boue, le brave homme m'aida
à me relever et me soutint quelque peu jusqu'à la ville de Geislingen
où il habitait. J'étais dans un piteux état, mon compagnon de voyage
prit pitié de moi et me logea chez lui. Nous soupâmes ensemble,
ensuite je dormis dans un bon lit. Je me reposai bien et le lendemain,
à mon réveil, j'eus l'agréable surprise de trouver mes habits
séchés et nettoyés, mes souliers propre et graissés. Je fus
enthousiasmé par la bonté de mon hôte de Geislingen, on trouve dans
tout pays des gens sachant faire preuve d'humanité.
Je partis puis après une halte à Coppingen j'eus la chance de
profiter d'une voiture qui m'emmena jusqu'à Esslingen. Ensuite je
fis route toujours à pied en compagnie d'une vingtaine de soldats, nous
logeâmes à Vaihingen, puis le lendemain nous atteignîmes Pforzheim,
cité située au milieu des vignobles. Etant de nouveau malade, je dus
me rendre à l'hôpital. J'étais dans une salle avec huit autres
soldats, j'y passai cinq jours au cours desquels tous mes camarades de
chambrée moururent. Je décidai donc de quitter ce funeste endroit. En
sortant je rejoignis huit hommes dans une voiture et y pris place. A
mi-chemin une roue cassa et nous dûmes faire le reste du chemin à pied
pour arriver au logement. Le jour suivant nous étions dix-huit
éclopés, répartis seulement dans deux chariots tirés par des boeufs.
C'était insuffisant mais nous nous en contentâmes. Nous allâmes
jusqu'à la jolie cité de Rastatt. Nous couchâmes à Baden-Baden où
nous fûmes bien reçus. cette petite ville est située sur le penchant
d'une montagne, au centre d'une région fertile. Le jour d'après et le
suivant, le nombre de voitures passa à trois puis à quatre. Nous
logeâmes dans plusieurs villages. A notre dernière étape, un camarade
et moi avions manqué les chariots, si bien que nous marchâmes jusqu'à
Strasbourg, passant le Rhin sur le pont de bateaux de Khel.
Nous séjournâmes deux jours à Strasbourg. Avec un camarade je
montai tout en haut de la flèche de la cathédrale. Peu avant le sommet
l'accès est très étroit permettant à peine le passage d'une
personne. De là-haut nous découvrîmes la ville qui est fort étendue
et ses alentours. Le clocher superbement décoré et ajouré, renferme
plusieurs grosses cloches. Lors de la descente nous comptâmes les
marches soit six cent quinze au total. Ensuite nous en déduisîmes la
hauteur de la tour qui était de cent quarante-quatre pieds. Nous
visitâmes aussi l'intérieur de la cathédrale où le maître autel est
particulièrement beau et magnifiquement orné.
Je me sentais en bonne santé et m'en réjouissais, mais cela
n'allait pas durer longtemps. Nous quittâmes Strasbourg pour aller à
Nancy. Au bout de trois lieues de marche par un mauvais temps, je fus
pris d'une violente fièvre et dus m'arrêter dans un village. Le maire
promit de me faire évacuer en voiture à Saverne. A cause de la pluie
qui tombait j'attendis une journée de plus. Une carriole me transporta
jusqu'au bourg voisin où une autre voiture prit le relais. Ainsi, de
village en village, j'arrivais à Saverne. Le dernier trajet fut
pénible car j'étais excessivement mal en point et les chaos de la
route me causaient d'insupportables douleurs.
A l'arrivée je descendis de la voiture, mais à peine avais-je
fait trois pas que je tombai à la renverse. Ne pouvant me relever, je
fus aidé par deux maçons travaillant à proximité. Ils me firent
asseoir sur un sac de ciment, puis me transportèrent dans une de leurs
brouettes jusqu'au corps de garde. Le sergent rédigea un billet de
logement pour l'hôpital des soeurs et m'y conduisit lui-même. Les
soeurs hospitalières me soignèrent convenablement, au bout de cinq
jours, me sentant bien je résolus de partir mais les bonnes soeurs me
gardèrent deux journées de plus.
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