Austerlitz
vécu et raconté par
Jean
Baptiste Moreau
Nous
avions en face de nous cent mille ennemis disposés sur
une ligne de crête.
Avec leurs canons pointés sur nous
ils s'apprêtaient à nous recevoir.
Ce fut la bataille d'Austerlitz,
nous étions le deux décembre 1805,
il faisait beau. |
|
Nous
faisions partie du troisième corps de l'armée du Rhin commandée par
le maréchal Lannes, remplaçant le maréchal Davout resté à Vienne.
Notre division portait le numéro un, elle était sous les ordres du
général Cafarelli, il avait remplacé le général Bisson blessé à
Lambach. Placés à l'aile gauche de la grande armée, nous partîmes à
l'attaque dès l'aurore. Sur la droite nous entendions la canonnade et
la fusillade, la bataille commençait. A dix heures du matin l'assaut
fut général, tous les canons tiraient, les régiments disposés en
ligne avançaient vers l'ennemis. Ce dernier occupait les hauteurs avec
sa cavalerie et son artillerie, qui nous envoya des boulets s'abattant
sur nous comme la foudre avec un bruit de tonnerre. Plusieurs d'entre
nous furent tués, mon chef de file eu le genou droit coupé. J'en
profitai pour prendre son fusil, bien meilleur que le mien. Nous
restâmes là cloués au sol sans pouvoir faire le moindre mouvement
pendant une demi-heure. Nous étions fort heureusement au fond d'une
cuvette, et, de ce fait, les obus passaient au-dessus de nos têtes. La
cavalerie arrivant nous fûmes obligés de l'attaquer. Par un feu nourri
et bien exécuté sur cette masse imposante de cavaliers, nous
réussîmes à leur faire rebrousser chemin. Au même instant un
régiment de chasseurs à cheval et des cuirassiers les chargèrent et
les dispersèrent. Peu après, un régiment autrichien vint vers nous
jetant les armes, voire les uniformes, les bras levés en signe de
reddition. Un régiment de cavalerie russe les ayant aperçus foncèrent
sur eux et en reconduisirent une partie dans leur camp. Nous avions
ouvert une brèche pour laisser passer les cavaliers ennemis, emportés
par leur élan. Après nous fîmes mouvement en obliquant sur la gauche,
afin de gravir une petite butte, prenant garde de ne pas nous trouver
dans la ligne de tir des canons autrichiens placés au-dessus de nous.
Le combat s'anima, le feu fut très vif, on cria : "à la charge
!", et nous nous précipitâmes en colonnes serrées à l'encontre
du régiment de la cavalerie russe. Les cavaliers ennemis
attaquèrent trois fois de suite en poussant des cris effroyables pour
nous apeurer. Notre bataillon forma le carré et nous les laissâmes
avancer. Nous étions entourés par les cavaliers russes de si près
qu'on pouvait presque les toucher. Restant bien unis, le premier rang
croisant les baïonnettes, nous entretînmes un feu nourri et bien
dirigé sur nos attaquants. A cause des mouvements de leurs chevaux, ils
ne pouvaient pas nous atteindre, beaucoup tombaient, le sol en était
couvert. Nos balles meurtrières et leurs sifflement eurent raison de
leur courage. Si cela avait duré plus longtemps nous les aurions tous
éliminés. Pris de frayeur et désorganisés, ils s'enfuirent pour
éviter la capture. Notre artillerie légère s'activait beaucoup,
allant d'un point à un autre, elle nous assurait une bonne protection.
Quatre régiments de cuirassiers, deux de carabiniers et nous, sous les
ordres du maréchal Lannes, nous montâmes courageusement à l'assaut
des hauteurs tenues par l'ennemi. Animés d'une ardeur intrépide et au
prix de furieux efforts nous culbutâmes les Russes. Lors de cette
attaque les canons russes nous envoyaient de la mitraille, fort
heureusement elle passait au-dessus de nos têtes. Quelques hommes
cependant furent atteints, dont deux de notre compagnie, mon ami
Heyssingue eut l'oreille coupé et Moreau fut blessé à l'épaule
gauche. Quant à moi j'eus simplement mon chapeau percé en plusieurs
endroits par des balles. Nous nous emparâmes des pièces d'artillerie,
les servants les ayant abandonnés à notre arrivée. Notre bataillon
descendit la côte afin de poursuivre nos ennemis qui s'enfuyaient en
désordre à travers les champs. Au bas de la descente nous fûmes pris
à partie par deux canons se trouvant sur une hauteur voisine. Deux
compagnies de notre bataillon allèrent les déloger, ce qui fut fait
avec promptitude.
Le général Démon commandant notre brigade fut blessé au cours
du combat et notre commandant de bataillon fut démonté, son cheval
ayant eu la patte coupée par un boulet.
Nous restâmes près de trois-quart d'heure près d'un ruisseau,
puis partîmes sur la droite où le feu était très animé. Nous
traversâmes une partie du champ de bataille où gisaient, éparpillés,
quantité d'armes, de sacs et d'habits abandonnés. Nous eûmes la
chance de trouver du pain car nous en manquions. Le jour déclinant,
nous nous positionnâmes sur une hauteur afin d'y passer la nuit. Le feu
cessa au crépuscule. Nous n'avions pas fait plus de trois lieues, cette
bataille fut la plus importante que nous eussions jamais livrée.
Quatre-vingt mille hommes de part et d'autre étaient hors combat, la
terre était couverte de cadavres, un grand nombre d'ennemies se
noyèrent dans le lac Menitz.
Nous avions ce jour-là, décoré nos aigles d'une gloire
immortelle. La célèbre infanterie russe n'avait pu nous résister,
nous l'avions anéantie et dispersée. Nous avions pris cent vingt
canons, les étendards de la garde impériale de Russie, quarante
drapeaux et fait prisonniers vingt généraux et trente mille soldats.
Sa majesté l'Empereur avait pris le commandement, en face de lui, les
empereurs de Russie et d'Autriche avaient fait de même.
Trois autre soldats et moi furent désignés pour aller
reconnaître sur le champ de bataille les morts de notre compagnie. Nous
en comptâmes quatorze tués et deux mourants. Nous fîmes notre rapport
au sergent-major qui fit l'appel et constata que dix-neuf hommes
manquaient. On supposa que les trois disparus avaient été blessés
légèrement et s'étaient rendus près des ambulance.
Notre colonel nous fit rassembler le soir et nous félicita
d'avoir bien combattu, cependant il précisa que nous étions trop
acharnés. En effet, j'avais remarqué, au plus fort de la bataille que
nos officiers avaient de la peine à nous faire cesser de tirer.
|