JOURNAL DE VOYAGE
DAIME ALBERT BOUCHER
LA
FIN DU VOYAGE
Dès
six heures du matin on nous rassemble et à six heures trente nous nous
dirigeons vers le quai où nous attend le Chodoc.
Nous retraversons les mêmes rues : le boulevard de la Citadelle,
la rue d’Espagne et le boulevard Garnier au son de la musique pour
nous entraîner.
A huit heures, civils et militaires sont embarqués.
A une heure le Chodoc abandonne le quai et remonte le fleuve sur environ
2 kilomètres afin de quitter le port et d’attendre la marée.
Il est trois heures quand il se met de nouveau en marche, laissant la
ville à notre droite. Le Laos, courrier de la Cie des messageries
maritimes, est mouillé dans le port.
Le
fleuve est très tortueux, le pays qu’il traverse excessivement plat,
le riz est la seule culture.
Il est huit heures quand nous dépassons l’embouchure du fleuve et que
par conséquent nous entrons pour la seconde fois dans la mer de Chine.
La nuit nous cache toutes les beautés de la nature et je ne verrai pas
encore ce soir le Cap St Jacques que nous traversons à huit heures
trente.
Le bateau stoppe pour déposer le pilote qui nous accompagne depuis
Saïgon, après quoi il se remet en route, se dirigeant d’abord sur
Tourane (Annam), où des hommes de mon arme doivent débarquer pour y
rejoindre leur poste et ensuite sur Hué.
Ce
matin un grand vent souffle du nord. La mer est peu mauvaise et le
bateau ne tangue que fort peu, les côtes restent en vue à notre gauche
toute la journée. La température baisse beaucoup dans la soirée, le
temps est devenu froid.
Cela surprend d’autant plus après la chaleur écrasante de Saigon où
nous étions voilà 24 heures.
Journée
du 18
Aujourd’hui,
la température est encore plus froide qu’hier soir, cela s’explique
car nous remontons vers le pôle nord.
Après le lever du soleil la température est plus agréable, le vent
tombe, la mer devient calme et le bateau file sans que l’on ressente
la moindre secousse. Ce n’est cependant pas ce que l’on m’avait
dit : la plupart du temps, cette mer et principalement le golfe du
Tonkin, avec la méditerranée représentaient le parcours le plus
redouté de la traversée entre la France et le Tonkin.
Nous suivons toujours à notre gauche les côtes Indochinoises qui sont
pour la plupart incultes, plutôt élevées et rocheuses.
La mer est de nouveau plus belle, à tel point qu’on aperçoit les
poissons sauter et aussi des serpents et des tortues de mer, dont
certaines atteignent une taille volumineuse.
Vers
une heures nous doublons des barques de pèche.
A deux heures on désigne les hommes destinés à débarquer à Tourane,
je ne suis pas du nombre, mais si cela était, ça ne me ferait rien
tant je suis fatigué d’être sur ce bateau.
A onze heures nous mouillons en rade de Tourane, je suis réveillé par
le bruit des treuils en fonctionnement et des 150 soldats qui montent
sur le pont pour débarquer. Les hommes désignés s’embarquent sur
des chaloupes qui les attendent. Je ne puis rien dire de ce port car la
nuit m’empêche de le voir, toujours est-il, que situé au milieu d’un
bois et de grandes montagnes, il est naturellement bien abrité. Son
entrée est en revanche très dangereuse.
Il est une heure du matin quand nous repartons, faisant route cette fois
pour Haipong, où nous arriverons dans quelques jours.
Journée
du 19
Aujourd’hui
la mer est toujours calme, les côtes ont complètement disparues, je
suis impatient que nous arrivions, nos mouvements sont subordonnés à
ceux des autres, tant on est gêné et serré sur ce bateau.
Journée
du 20
Je suis
réveillé vers une heures du matin, au même instant l’ancre est
mouillée. Nous sommes dans la baie d’Along, nous y attendons le
pilote qui n’a pas l’air se presser, car il a fait attendre toute la
matinée. Les oiseaux voltigent autour de nous. C’est en fait des
mouettes, on pourrait croire qu’elles ont pris une autre direction que
celle que nous avons suivie, car nous n’en voyions plus depuis
Port-Saïd.
A ce moment, une quantité de barques de pécheurs entre dans la
baie et il est 10 heures quand le pilote arrive. Il entre lentement et
fait un assez grand détour pour venir accoster, ce détour est
occasionné par le manque de profondeur d’eau qui existe dans la baie
et qui rend le passage des navires de fort tonnage très difficile.
L’entrée
du port est elle aussi dangereuse à cause de nombreux rochers. Pendant
l’attente la marée est descendue rapidement, ce qui nous occasionne
un fâcheux retard. Vers midi, le bâtiment reste pris dans un banc de
sable sans pouvoir avancer, malgré tout les moyens mis en œuvre. Il ne
nous manquait plus que cela pour rattraper le retard que nous avons déjà !
Nous
restons dans cette situation jusqu’à trois heures du matin, puis la
marée monte et le volume d’eau augmente dans la baie. Le
commandant de bord donne l’ordre de nous mettre tous à l’arrière
pour faciliter le dégagement du devant du bateau. Les machines sont
mises alors à plein mouvement et réussissent tout de même, avec
peine, à retirer notre bateau de l’écueil où il s’était
échoué.
Le
Chodoc après avoir été dégagé remonte le fleuve à une allure très
modérée et, nous restons encore deux fois ensablés, à cause des eaux
basses et vue que ce n’est pas la saison des pluies en ce moment. Ce
fleuve que nous traversons en ce moment est appelé le Song-Cau.
Journée
du 21
Le
Chodoc continue sa route, deux heures plus tard, nous faisons notre
entrée dans le port de Haipong. Notre vapeur n’abordant pas le quai,
nous attendons le jour pour embarquer dans des chaloupes. Il est huit
heures quand on commence l’embarquement. Avec empressement chacun y
prend place tous sont contents de prendre congé de ce malheureux
bateau, dont personnellement, je garderai longtemps le souvenir.
Ce n’est
rien de dire, que depuis 3 jours notre Chodoc penchait énormément à
tribord, au point qu’il était dangereux de marcher sur le pont sans s’y
maintenir, plusieurs passagers blessés en ont prouvé le danger, et, j’affirme,
qu’il offre un aspect plutôt effrayant vu à quelques mètres de
distance. Cela n’engagerai guère de s’y embarquer. Enfin nous
allons le quitter et sans regret, j’espère que ce ne sera pas lui qui
nous rapatriera en France et que le voyage du retour se fera dans de
meilleures conditions !
A six
heures, nous mettons pied à terre, puis nous nous formons en colonne et
nous parcourons le Boulevard de l’amiral Courbet, qui conduit au
dépôt des isolés. Nous arrivons vers onze heures, chacun se sent bon
appétit car depuis quatre heures hier soir, nous n’avons pris qu’un
grand café ce matin au réveil. Il nous faut cependant attendre, non
sans impatience, jusqu’à midi pour manger. La place dans la caserne
fait défaut, nous mangeons dehors sur une pelouse, plus ou moins
brûlée par l’ardeur du soleil, qui pourtant est bien agréable ici,
alors qu’il était insupportable à Saigon.
Nous
reprenons la direction du port. Notre avant séjour à Haïpong ne me
permettra de décrire cette ville que j’ai traversé le sac au dos,
néanmoins, j’ai pu remarquer de riches habitations Européennes.
Nous embarquons de nouveau à bord de petites chaloupes à vapeur.
A huit heures, nous remontons le fleuve qui doit nous conduire à
Dap-Cau. Nous sommes encore bien plus tassés dans les chaloupes que sur
le Chodoc, heureusement ce sera de courte durée.
Chacun
se repose, tant bien que mal sur le pont, n’ayant même pas la place
pour s’allonger à son aise.
La nuit semble bien longue, mais le lendemain, l’esprit trouve une
distraction et le temps paraît s‘écouler plus vite. Nous n’avons
pas encore de chance avec ces petites chaloupes, car une d’elle est
dépourvue de sa machine et doit être remorquée par une autre, ce qui
fait, que le trajet s’effectue lentement. Décidément notre voyage
est rempli de fatalité : après s’être ensablé la nuit
dernière, nous avons eut un arrêt de trois heures, et de nouveau, les
deux chaloupes s’enlisent ce soir.
De
fréquents villages indigènes ornent les rives de ce fleuve. Je
remarque des oiseaux qui vivent aussi sous le climat de la France, tels
que les merles. Une grande quantité de canards, d’oies sauvages, de
sarcelles couvrent presque en entier un vaste marais que nous laissons
à notre droite. A une faible distance de nous, un héron que nous avons
dérangé de sa paisible pêche sur une des rives du fleuve semble
partir à regret de cet endroit qu’il avait sûrement bien choisi pour
faire une fructueuse pêche.
Que le
temps me paraît long malgré toutes les choses que nous rencontrons et
qui nous égaient un peu. Depuis trente six heures de parcours sur ce
maudit fleuve nous n’avons touché qu’un méchant repas :
quelques pommes de terre cuites à l’eau avec leurs épluchures et à
moitié pourries, une boite de conserve (singe), voilà en quoi a
consisté notre maigre repas de Haipong à Dap-Cau.
Enfin
nous arrivons à Dap-Cau après trente six heures alors qu’il n’en
faut ordinairement que douze. Il est 8 h du matin quand nous débarquons
pour la dernière fois. On peut dire adieu pour un temps assez long à
nos embarcations, cela va s’en dire qu’on se sent le pied plus
solide à terre que dans ces bateaux de mer.
Au bout de quinze minutes de marche nous arrivons à la caserne. La
répartition des hommes est faite, je suis affecté à la formation de
la 6éme compagnie en garnison à Phi-Cau située sur un mamelon à
environ 1500 m de Dap-Cau. Il est midi quand on se met à table et j’assure
que chacun est affamé et que l’on déguste de bon appétit.
La
journée du lendemain est occupée à notre réarmement.
Voici
donc la fin de mon long voyage, je passe sur bien des choses, mais je
crois que cela vous donnera une idée de nos mésaventures sur mer.
LA FIN DU VOYAGE
Evelyne
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