JOURNAL DE VOYAGE
DAIME ALBERT BOUCHER
DE
COLOMBO A SINGAPOUR
La mer
est redevenue très calme et deux heures plus tard Colombo a disparu,
mais les côtes de l’île nous accompagnent toujours sur notre gauche.
1er
Janvier 1903
C’est
dans mon souvenir la première fois que je n’ai pas eu à renouveler
verbalement mes souhaits de nouvel an à mes parents et amis. Cela n’en
est pas moins pénible pour moi. Ordinairement c’est une fête,
quelquefois même des réunions de famille, mais cette fois sans ceux
qui me sont chers, c’est un isolement complet.
Les côtes
que l’on distinguait encore très bien hier soir sur notre gauche
disparaissent complètement à neuf heures.
La journée s’écoule lentement, pas un bateau, pas un oiseau ou un
mot, rien pour s’occuper l’esprit.
La nourriture n’a pas été améliorée comme pour Noël, cela ferait
sans doute trop de frais, car pour notre voyage, il est versé à la
compagnie nationale 7 francs 30 par jour et par homme. J’estime à un
franc la nourriture, il reste environ 6 francs 50 pour autres frais. Les
actions doivent être d’un bon rapport.
Journée
du 2 janvier
L’esprit
ne se repose guère le jour, mais la nuit ce n’est pas mieux ; c’est
ainsi, à peine endormi, je ne fais que rêver. Le voyage que j’effectue
en ce moment, mon service militaire en France, même les souvenirs plus
lointains de ma vie civile sont l’objet de mes songes.
Nous
avons à deux heures une conférence par un major de la légion
étrangère.
Cette conférence est à mon avis des plus utiles, car beaucoup de ceux
qui sont à bord vont comme moi pour la première fois aux colonies et
par conséquent ont besoin de conseils sur l’hygiène à observer dans
ces pays qui nous sont inconnus. Aussi me fais-je un devoir d’y
assister et d’y prêter attention.
Le soir
vers six heures des éclairs sillonnent l’espace, ils sont très
apparents tant la nuit est obscure.
A huit heures on aperçoit un phare à l’horizon, mais bien loin.. Avant
d’y être arrivé, je prend le chemin de mon dortoir.
Journée
du 3 janvier
Nous
avons encore aujourd’hui une nouvelle conférence faite cette fois par
un capitaine qui traite du sujet de l’océan indien de Djibouti à
Singapour.
Il nous parle de la profondeur de cette mer dans les endroits où nous
la traversons, elle est, nous dit-il d’une profondeur moyenne de 4000
mètres.
Vers cinq heures nous doublons un vapeur à notre gauche.
Dans la nuit notre transport s’arrête pour réparer des avaries à la
machine et se remet en marche après réparation.
Journée
du 4
C’est
seulement vers sept heures et demi que je me décide à monter sur le
pont et je constate un nouvel arrêt du bateau. Ce Chodoc nous fait
damner, le retard qu’il a subi au départ nous a laissé un mauvais
souvenir, et à cela vient encore s’ajouter ces deux arrêts
rapprochés. La défectuosité de ses chaudières en est la cause.
Aujourd’hui ce sont deux tuyaux à remplacer. Vers huit heures trente
un bateau apparaît à l’horizon, il grossit petit à petit, il semble
se diriger vers nous à toute vitesse ? Il a sans doute aperçu les
signaux de détresse qui ont été hissés à notre arrêt. A neuf
heures il n’est plus qu’a une centaine de mètres du nôtre. Nous
reconnaissons tout de suite que c’est un navire Anglais.
Les
signaux lui sont fait à l’aide de pavillons lui indiquant que nous n’avons
pas besoin de secours et il reprend sa marche.
Le
pavillon Français est alors hissé trois fois consécutives pour le
saluer en guise de remerciements.
Pendant
notre arrêt les officiers s’amusent à pécher à l’aide de
crochets à viande amarrés à des cordes. Un requin peu méfiant se
laisse prendre au piège. Après s’être mis en devoir de le hisser,
on le rejette sur l’ordre du commissaire qui les empêche craignant un
accident que cette vilaine bête aurait pu occasionner. Et je vous
dirais aussi que le requin a son pilote pour se conduire, soit disant Il
ne le laisse pas d’un moment, il est toujours à côté de lui, ce qui
m’avait été dit et que je ne croyais pas, j’ai pu me rendre compte
par moi-même que cela est bien réel.
A cinq
heures, notre bateau reprend sa marche, mais bien lentement. Notre
arrêt nous a doublement retardé, car sous l’influence du vent et des
vagues, notre transport a doublement dévié pendant son arrêt. Mais qu’est-ce
un bateau même de l’importance du nôtre au milieu d’un océan,
même pas une paille dans un de nos étangs. Cela peut donc expliquer l’énormité
de la déviation acquise par ce bâtiment pendant ses neuf heures d’arrêt.
Journée
du 5
Dans la
nuit, vers une heure du matin on a failli être abordé par un navire
qui n’avait pas de feu, ni à bâbord, ni à tribord.
Il ne
nous manquait plus qu’un accident de ce genre, heureusement nous n’avons
pas eu à le déplorer. Au moment où la collision allait se produire,
le Chodoc fit entendre le strident et lugubre cri de sa sirène, l’équipage
du bâtiment redouté ainsi mis en éveil par ce bruit, a réussi à
faire passer le bateau à quelques mètres du nôtre, il en était
temps.
Vers
onze heures disparaît un vapeur que nous suivons depuis le matin. A ce
même moment, nous passons près d’un groupe d’îles montagneuses et
boisées qui représente nous dit l’officier dans sa conférence de
deux heures, l’aspect de l’Indochine. Au cours de cette conférence
qui a trait seulement à l’Indochine, l’officier nous parle du
Mé-Kong, grand fleuve qui arrose ce pays. Son nom lui a été donné
par les hindous qui, les premiers sont venus dans cette contrée. On
sait que le Gange, fleuve sacré des Indous, est leur tombeau. C’est
ainsi que voyant un fleuve très important en Indochine, ils l’ont
appelé Mé-Kong pour en faire le même usage que du leur (Mé :
Mer " Kong ou Gange sacré ! !)
Ce
fleuve verse 70 000 mètres cubes d’eau par seconde, il se jette dans
la mer par plusieurs bras et forme ainsi ce qu’on appelle les Deltas.
C’est ce qui, prétend-on, a formé l’Indochine par ses transports
de terre. Cette province s’agrandit d’ailleurs journellement du
côté de la mer.
Journée
du 6
De la
journée, on ne voit rien de bien important. Cependant, je constate que
depuis les avaries survenues, notre bateau ne file qu’à une allure
très modérée, ce qui justifie notre retard. La traversée de Colombo
à Singapour étant environ de cinq jours, aujourd’hui c’est le
6ème, et nous ne sommes pas encore arrivés.
A deux
heures, nous avons une nouvelle conférence par le même officier qu’hier.
Il la traite sur le même sujet : animaux, productions, espèces
humaines de l’Indochine.
Dans l’après-midi,
nous apercevons différentes petites îles inhabitées. Ce soir après
le repas, chacun se tient sur le gaillard afin d’y faire digestion
avant de s’en aller coucher. Quoi qu’il ait plu presque toute la
soirée il fait beau temps maintenant, à part des éclairs qui
jaillissent au loin à travers de gros nuages noirs. La nuit nous
surprend tout à coup, il est alors six heures. Le tonnerre gronde avec
fracas, l’orage vient vers nous, on le croit cependant encore loin de
nous. Quand tout à coup, la pluie se met à tomber, mais si vite et si
épaisse, qu’avant qu’on ait eu le temps de descendre dans les
batteries, on est littéralement traversés. Jamais, comme dit la
chanson, je n’avais vu la pluie tomber si fort de là-haut.
(Vas-y
mon gars tu en seras quitte pour te sécher demain au soleil).
Pendant
la nuit, notre bateau modère encore son allure
(arriverons-nous ?).
Journée
du 7
Je
monte de bonne heure sur le pont, j’aperçois la terre sur notre
gauche (un archipel).
Vers huit heures, je vois également encore sur la gauche une bande de
terre dont cette fois on n’aperçoit pas l’extrémité. Les oiseaux
réapparaissent, les matelots du bord préparent les amarres, les
treuils sont mis en pression, nous approchons de Singapour.
Nous ne devions pas nous y arrêter, mais les réparations des avaries
survenues n’ont été faites que provisoirement et ont besoin d’être
achevées.
De plus, le retard qu’elles ont occasionnées a eu pour cause une
dépense de provisions plus grande que l’on ne l’avait prévu.
A deux
heures, nous doublons un petit vapeur et nous approchons des côtes dont
j’ai parlé tout à l’heure.
A trois heures, un long courrier de la compagnie française des
messageries maritimes nous dépasse. Je suis de garde pour quatre
heures, j’en suis content, l’extrême lenteur avec laquelle notre
bateau avance ne lui permettra pas d’arriver avant la nuit et de cette
façon, j’aurais l’agrément d’en être témoin.
Mon service se passe à merveille. A minuit, je prends la faction au
poste de l’équipage.
Nous rencontrons un vapeur à notre gauche au même instant qu’un
second nous dépasse du même côté.
Singapour
est un port de guerre Anglais. Nous arrivons en rade le lendemain vers
huit heures du matin avec un retard de trois jours environ. Là nous
sommes obligés d’attendre l’arrivée du pilote, qui lui-même,
attend le coup de canon autorisant l’entrée dans le port.
Il est
six heures trente quand ce pilote monte à bord, à sept heures quarante
cinq, nous faisons notre entrée dans ce port que la lenteur de notre
bateau rend majestueux.
Nous ne
sommes pas encore stoppés que déjà trois légionnaires se sont
évadés...
Prochain épisode :
Escale à
Singapour
Evelyne
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