JOURNAL DE VOYAGE
DAIME ALBERT BOUCHER
DE
DJIBOUTI A COLOMBO
Nous
entrons aussitôt dans l’Océan Indien, faisant route maintenant pour
Colombo. Nous devons y arriver vers le 31, ce sera notre plus long
parcours sans arrêt.
Journée
du 22
A dater
d’aujourd’hui 22, il y a douches facultatives. Ces douches à eau de
mer sont prises sur le gaillard d’avant, tous les jours à deux heures
du soir. Je considère de bonne utilité d’en prendre quelquefois,
mais mauvais pour celui qui en ferait trop usage.
La température est déjà un peu abaissée depuis que nous avons
quitté la Mer Rouge
Journée
du 23.
Toujours
par une belle mer, je monte sur le pont de bonne heure, il est six
heures et j’aperçois sur la droite une île, qui deux heures plus
tard a complètement disparue. Le soir vers six heures, j’aperçois
également encore sur la droite un petit rocher dont nous passons à
environ trois mille de distance.
Journée
du 24
Dès le
matin, on aperçoit sur la gauche différentes petites îles, je devrais
plutôt dire des rochers tellement elles sont petites, elles ne sont
même pas habitées .
A neuf
heures, j’aperçois à l’horizon et derrière nous un vapeur que l’on
dirait à notre poursuite. C’est la seule image vivante depuis notre
départ de Djibouti voilà trois jours et demi, il est une heure quand
il nous double, son allure plus vive que la nôtre lui permet bientôt
de disparaître, à deux heures on ne le voit plus.
A deux
heures nous avons une conférence par un commandant de notre armée.
Cet
officier nous parle du canal de Suez. Il nous fait connaître que sa
longueur est de cent soixante cinq kilomètres, sa largeur de soixante
à quatre vingt dix mètres et sa profondeur moindre de neuf mètres. Il
nous informe aussi que la compagnie nationale qui nous transporte a du
rétribuer à la compagnie Suez une somme de 36OO francs pour droit de
passage. N’est ce pas effrayant ! Ce qui nous a fait le plus de
plaisir c’est quand il nous a informé que le lendemain pour Noël l’ordinaire
serait un peu amélioré en faveur de cette fête. J’affirme que ce ne
serait pas un mal, qu’il le fut beaucoup, car la nourriture à bord
étant bornée au strict nécessaire, c’est encore bien plus mauvais
qu’en caserne. On est autorisé également à s’amuser toute la
nuit.
Je suis
de planton dans ma batterie à partir de quatre heures. Mon service se
borne à empêcher d’ouvrir les hublots et de fumer.
Mais
vers onze heures la fatigue s’empare de moi et j’oublie la consigne.
Allongé sur ma couchette, je m’y endors. Je suis réveillé par un
bruit infernal vers deux heures du matin, certains au moyen des plats et
des bidons en fer blanc imitent le bruit du tambour, les autres chantent
et dansent au son des mandolines et des accordéons. Tout ces gens s’amusent
du bruit qu’ils font et j’ai bien vite fait de me joindre à eux,
avec le regret de n’avoir pu aussitôt assister à leurs bacchanales .
Cela
devait bientôt cesser car un second maître vint y mettre fin, tout est
alors rentré dans le plus profond silence et j’ai continué mon
sommeil interrompu.
J’ai
oublié de dire que l’augmentation de l’ordinaire se borne à
quelques fruits confits et à double ration de vin au repas du soir.
Voici donc comment s’est passé notre jour de Noël de l’année
1902. Tout ne donne cependant pas lieu à s’amuser, car il y en a
certainement sur le bateau qui n’en ont nullement l’intention. Entre
autre un sergent d’infanterie de marine qui présente absolument les
signes de la folie, il est enfermé dès le soir dans une cabane à
part. Cet homme a déjà eu, dit-on, à essuyer une fièvre typhoïde,
il n’y a donc pas à douter de la grande chaleur à faire retomber
dans son cerveau les restes de cette terrible maladie si souvent
victorieuse et dont on ne parvient que difficilement à guérir
complètement. Un planton est de service à la porte pour observer tous
les mouvements de l’aliéné, le pauvre diable inspire vraiment de la
pitié par les cris qu’il pousse. Il faut cependant que nous ayons
atteint Saïgon pour qu’il reçoive les premiers soins et nous n’y
sommes pas encore arrivés...
Il brise tout ce qu’il a autour de lui, il est bien à plaindre pauvre
sergent !
Journée
du 26
La mer
est toujours calme, mais la chaleur qui avait disparue avec la Mer
Rouge, revient graduellement. Je monte sur le gaillard d'avant pour
contempler la belle mer où l'on peut dans l'eau distinguer des
quantités de poissons et des serpents de mer .Malgré la chaleur forte,
on respire mieux à l’avant du navire.
(rien de bien important à signaler aujourd’hui)
Journée
du 27
Aujourd’hui
à deux heures nous avons une nouvelle conférence, le lieutenant qui la
fait, traite son sujet sur ses impressions de Suez à Djibouti, c’est
à dire sur la Mer Rouge. A quatre heures, on aperçoit un vapeur que
nous doublons une demi heure plus tard et qui disparaît à cinq heures.
Journée
du 28
A peine
je suis monté sur le pont que j’aperçois à l’horizon une fumée
qui semble sortir de l’eau, c’est un vapeur qui passe trop au large
pour que l’on puisse l’apercevoir. A neuf heures nous en doublons un
autre, mais cette fois bien en vue quoiqu’une grande distance nous
sépare. Deux heures plus tard un troisième passe encore plus près de
nous, mais encore trop loin pour que l’on puisse reconnaître la
nationalité. Il faut faire un pareil voyage pour savoir ce que fait
plaisir la modeste rencontre d’un bateau au milieu d’une si
grande étendue d’eau. La joie redouble quand on voit flotter sur ce
bâtiment les trois couleurs de notre chère France. Tant qu’on
aperçoit ce pavillon, on oubli la distance qui nous sépare d’elle,
mais quand il disparaît à l’horizon on se plonge dans de profondes
réflexions, dont on a peine à en surmonter la tristesse.
Journée
du 29
Comme
avant-hier, nous avons conférence à deux heures .le sous-lieutenant
nous entretient sur les points importants de la Mer Rouge. Il nous
démontre l’autorité dont peut user l’Angleterre dans cette mer par
ses possessions. Qu’une fois de plus nous avons été le jeu de cette
nation.
La
chaleur continue à monter, un grand nombre d’hommes remontent leur
matelas sur le gaillard pour y dormir la nuit. Cette façon de faire n’est
pas de mon goût, cependant trois cent hommes couchent ainsi tous les
soirs.
Vers
minuit un grand vent s’élève, des vagues viennent s’abattre avec
force sur le pont, en un instant tout est inondé et avant qu’ils ne
se soient réveillés. Voilà nos dormeurs traversés de part en part et
ainsi que leur literie, tout ça pourrait avoir des suites fâcheuses
pour leur santé.
Journée
du 30
Je suis
réveillé vers trois heures et ne puis parvenir à me rendormir, c’est
alors que je monte sur le pont et que je m’aperçois de la disparition
de ses hôtes.
Le vent
souffle toujours, c’est d’ailleurs à son influence que sans doute
je dois mon réveil, la mer est agitée.
Vers
trois heures du soir un petit vapeur passe à notre droite, à notre
gauche son sillage forme ainsi une croix avec celui de notre bâtiment.
Un instant après nous doublons deux autres bateaux, ces deux paquebots
tanguent beaucoup.
La
rencontre fréquente de ces paquebots laisse croire l’approche de
Colombo .
En
effet vers quatre heures des côtes paraissent à l’horizon. Une demi
heure plus tard on les distingue très nettement : C’est l’île
anglaise de Ceylan qui paraît bien plate à part quelques mamelons que
l’on distingue fort loin vers le centre de l’île.
On
traverse au milieu d’une quantité de bateaux de pêche, on dirait des
coques de noix si on les compare à notre transport. A cinq heures, à l’arrivée
du pilote demandé, on pénètre dans le port de Colombo au même moment
qu’un navire japonais en sort. J’en remarque un second dans le port
et constate avec quelle coquetterie ces bâtiments sont construits. Tout
est luxe, du dehors on en juge la propreté générale. Dans le port
même, sont mouillées quantités de bâtiments de différentes nations,
principalement anglais. La nuit venue offre un aspect superbe, derrière
elle se dresse une forêt vierge à travers laquelle des rayons de
lumière parviennent jusqu'à nous.
Toute
la nuit une équipe d’indigènes est occupée au chargement du bateau
en charbon et en eau. Il sera chargé 700 tonnes de charbon et 400 d’eau.
Journée
du 31
Le
lendemain, dès le matin, j’apprends que trois légionnaires ont
tenté de s’évader, mais c’est dire qu’ils n’ont pas eu de
chance. Le premier seulement a réussi à se sauver, le second s’est
noyé et le troisième est allé s’échouer sur une bouée où il a
attendu du secours, inutile de vous dire qu’il a été écroué
aussitôt.
Les
indigènes continuent toujours leur pénible travail au chargement du
bateau. Au fur et à mesure que le jour naît, la ville nous apparaît
de nouveau. Elle nous offre l’aspect d’un magnifique tableau au fond
verdoyant. Cette ville est la plus importante de l’île, elle compte
3 500 000 habitants.
L’escale
que font les grands transports pour leurs provisions en eau et en
charbon rend avec le commerce intérieur de l’île, son port très
important.
Je dois
rappeler que c’est là que les Anglais ont fait un camp de
concentration où ils font subir à leurs prisonniers Boers les plus
atroces souffrances qui impressionnent même les sauvages. Ces
atrocités consistent d’après le rapport des indigènes qui ont bien
voulu nous en faire part, en un gros pieu enfoncé en terre où ils
attachent le martyr. Le malheureux, les pieds et les mains liés reçoit
alors le supplice que lui font subir ces êtres inhumains et
détestables (Anglais).
C’est
aussi là qu’est pêchée en grande quantité l’huître perlière. C’est
encore là que je remarque les embarcations les plus modestes de notre
époque. Un simple tronc d’arbre creusé, relié pour en maintenir l’équilibre
à une perche au moyen de morceaux de bois cintrés constitue un canot.
C’est à peine si les rameurs trouvent place pour y loger leurs pieds.
Quelques gosses se dirigent vers nous à la nage. Ils plongent à la
recherche des sous qui leur sont jetés et se les disputent. Il est
absolument rare qu’ils les perdent de vue, ce sont de véritables
poissons.
Comme
dans les escales précédentes, des marchands nous abordent et nous
vendent, bananes, noix de coco, ananas et autres fruits de toutes
sortes, sauf les oranges qui ont disparues.
Les
mouettes, oiseaux de mer de nos côtes ont également disparues. Des
petits oiseaux que l’on prendrait pour des tourterelles, semblent les
remplacer.
A trois
heures du soir, les provisions sont enfin terminées. Une heure après,
notre bateau chasse sur ses amarres et se met en route. A peine est il
en marche que nous passons à environ 10 mètres d’un bateau russe qui
est venu pendant la nuit s’attacher à notre bouée. Un seul hourra
qui dura un quart d’heure, s’échappe des deux bâtiments, exprimant
la sympathie qui règne entre les deux nations alliées.
En
passant en face le phare situé au bout de la digue, trois bruits sourds
qui semblent s’échapper de l’eau attirent notre attention. Ce sont
deux légionnaires et un marsouin du 21ème qui s’évadent
à leur tour. Après avoir plongé, ils remontent à la surface, jettent
un coup d’œil vers nous et semblent nous souhaiter bon voyage. C’est
un spectacle peu digne d’intérêt, mais auquel je suis quand même
content d’avoir été témoin.
Ces
hardis voyageurs, sur les conseils d’indigènes qui à ce moment sont
sur la digue, se dirigent vers eux pour y être secourus. Là, le
territoire étant anglais, ils sont à l’abri de toute poursuite,
aussi notre transport ne s’arrête t-il pas. Nous doublons le phare et
sommes de nouveau dans l’Océan Indien, faisant maintenant route pour
Saïgon.
Prochain épisode :
de Colombo à
Singapour
Evelyne
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